Arts et cinéma — regards échangés, regards croisés

Marcel Duchamp · Rotorelief (disque optique), 1935/1953, édition de 1953, impression offset recto verso en couleur sur carton, ø 20 cm, Musée des Beaux-Arts, Métropole Rouen Normandie © ProLitteris. ­Photo : Agence Albatros

Marcel Duchamp · Rotorelief (disque optique), 1935/1953, édition de 1953, impression offset recto verso en couleur sur carton, ø 20 cm, Musée des Beaux-Arts, Métropole Rouen Normandie © ProLitteris. ­Photo : Agence Albatros

Fernand Léger · Charlot cubiste, 1924, bois peint cloué sur contreplaqué, 73 x 33 x 6 cm © ProLitteris

Fernand Léger · Charlot cubiste, 1924, bois peint cloué sur contreplaqué, 73 x 33 x 6 cm © ProLitteris

Fokus

Exposition conçue sur une idée de Dominique Païni, présentée à La Fondation de l’Hermitage, ‹Arts et Cinéma› documente les échanges et les « liaisons heureuses » que l’on peut dresser en portant une réflexion comparative sur ces domaines. L’exposition montre comment le cinéma, dès ses débuts a été conçu comme un art aussi plastique que narratif. 

Arts et cinéma — regards échangés, regards croisés

Quel spectateur qui, regardant le film ‹Barry Lyndon› de Stanley Kubrick (1975) – ce récit de la vie d’un parvenu irlandais du 18e siècle – n’a pas pensé, à un moment ou à un autre, à un tableau de l’époque de l’âge d’or de la peinture anglaise ? Perfectionniste, le réalisateur voulait que son film, débutant au milieu du 18e siècle et se terminant en 1789, donne l’impression d’un documentaire, filmé avant même l’invention du cinéma. Il avait, pour ce faire, étudié minutieusement les peintures de Thomas Gainsborough, Joshua Reynolds, William Hogarth et John Constable. Hors du propos – notamment temporellement – de l’exposition ‹Arts et cinéma›, cet exemple dit tout de même quelque chose du lien qui peut exister entre cet art de la lumière et de l’image-mouvement, « jeune, moderne et sans tradition », selon Fernand Léger et celui de l’image-fixe, de la « statuaire paralysée de marbre » (Elie Faure) s’inscrivant dans une longue histoire.
L’exposition se déroule chronologiquement et thématiquement dans les quatorze salles et espaces de l’Hermitage. Elle débute par la période avant le cinéma jusqu’à la naissance du cinéma, une salle qui peine à nous convaincre des liens établis. Certes les peintres de la fin du 19e siècle ont quitté l’atelier pour aller peindre en plein air, sur le motif, amenant ainsi de nombreuses innovations artistiques. Si de nombreux historiens du cinéma ont comparé les premiers films des frères Lumière (dont la première projection a eu lieu en 1895) avec l’impressionnisme, alors que la peinture connaît une inventivité extraordinaire, il est difficile d’établir une parenté objective et on partagerait plutôt l’idée qu’avance Vincent Pomarède dans son texte du catalogue qu’il faut aussi détecter ce qui provient de « l’air du temp ». Avec les recherches d’Eadweard Muybridge et d’Étienne-Jules Marey sur la décomposition du mouvement, nous avançons plus clairement vers ce nouvel art qu’est alors le cinéma. Et, avec ce que d’aucuns ont appelés les « tableaux vivants, animé […] » des frères Lumière (des hommes sautant d’un tramway, une petite fille pêchant des poissons dans un bocal), la continuité avec un tableau de Pierre Bonnard ou Camille Pissaro paraît parfaite.

Charlot, un personnage inspirant
Il faut s’arrêter dans la salle intitulée ‹Charlot, peintre cubiste› car, si après le tournant du 20e siècle peintres et cinéastes vont suivre des recherches qui les mettent à distance – avec, en peinture, la destruction de la forme et du récit et au contraire son développement au cinéma –, l’intérêt porté par Fernand Léger pour ce personnage découvert en France par Apollinaire est tout à fait passionnant. Il réalise alors un ‹Charlot cubiste›, un bois peint de 1924, et une sorte de pantin qui apparaît dans le générique de son court métrage expérimental ‹Ballet mécanique› (1924) qui explore le potentiel visuel, non-narratif du cinéma. Si Picasso (parmi d’autres) n’a guère fréquenté le cinéma que comme un moment de détente, certains artistes s’y sont habilement frottés – Francis Picabia, Marcel Duchamp, Hans Richter, Viking ­Eggeling – et ont réellement tenté des jeux visuels en travaillant la richesse plastique des images en mouvement. Les ‹Rotoreliefs›, 1935, et l’‹Anémic Cinéma› de Duchamp (1925) tout comme les photogrammes ‹Spirals›, ca 1926, d’Oskar Fischinger ou ‹Symphonie diagonale›, 1921, de Viking Eggeling conservent un effet optique fascinant.
Des études de décors pour des films.

Un des temps forts de l’exposition est abordé avec le mouvement expressionniste et sa vision sombre du monde des années 1920–1925, particulièrement sensible en Allemagne. Mais, pouvons-nous dire, dans cette présentation, c’est le cinéma qui l’emporte. Les œuvres des peintres (sauf quelques exceptions dont un beau tableau de Lyonel Feininger) sont essentiellement des études de décors pour des films. Impressionnantes et remarquables, elles travaillent les contrastes entre ombre et lumière et créent des espaces (recréés en studio) qui défient l’orthogonalité et les lois de la perspective. Les fusains d’Hermann Warm et les photogrammes de Robert Wiene pour son film ‹Le Cabinet du docteur Caligari›, 1919, (dont la brièveté de l’extrait est frustrante) demeure un exemple inégalé. Bien que film de science-fiction, ‹Metropolis›, 1927, de Fritz Lang, justement rattaché au courant expressionniste, il est également présenté à côté d’études au lavis et à la mine de graphite pour le décor. De quoi frissonner devant cette vision inquiétante d’une gigantesque métropole totalitaire. Tout comme devant le ‹Faust›, 1926, de F. W. Murnau, plus noir encore, et les études préparatoires de Robert Herlth dont le fusain trace des lignes déchirées et des surfaces que la lumière peine à traverser.
Peu développée dans l’exposition, la féconde période constructiviste et cubo-­futuriste est centrée sur la prédominance du cinéma sous l’ère soviétique. Avec des extraits de deux films de référence (malheureusement ingratement montrés) ‹L’Homme à la caméra›, 1929, de Dziga Vertov fortement influencé par le futurisme italien et du ‹Cuirassé Potemkine›, 1925, de Sergueï Eisenstein, accompagnés des affiches d’Alexandre Rodtchenko et de Vladimir et Georgii Stenberg d’une efficacité visuelle absolue.

Multiples regards croisés
Un bref passage par le surréalisme qui, il faut bien le dire, mis à part Luis Buñel, n’a pas tissé de riches et nombreux liens entre les arts plastiques, littéraires et l’image en mouvement. L’après deuxième guerre mondiale qui voit le cinéma être reconnu pleinement comme art ouvre sur la multiplicité des regards qu’échangent artistes et cinéastes. Ces derniers filment les peintres au travail, s’attardent sur les gestes de l’artiste. Et, exemple parmi les exemples, c’est bien à Jean-Luc Godard que revient le rôle d’avoir marqué la réinvention du cinéma. Incontestable, la juxtaposition de l’‹Anthropométrie›, 1960, d’Yves Klein à Jean-Paul Belmondo qui, dans ‹Pierrot le fou›, 1965, se peint le visage en bleu ou qui, dans ‹À bout de souffle›, 1960, vient mourir devant l’atelier du peintre, là où il a réalisé une des versions de son photomontage ‹Le Saut dans le vide›.
Échanges, emprunts, appropriations de toutes sortes, ces multiples regards croisés sont fréquemment fructueux et suggèrent que ces coups d’œil sont volontiers des regards d’envie.

Françoise Ninghetto, historienne de l’art et conservatrice hon. au MAMCO Genève. f.ninghetto@bluewin.ch

Bis 
03.01.2021

→ ‹Arts et Cinéma›, Exposition réalisée en collaboration avec La Cinémathèque française et la Réunion des musées métropolitains Rouen Normandie, Fondation de l’Hermitage, Lausanne, jusqu’au
3 janvier ; Catalogue sous la direction de Dominique Païni et Aurélie Couvreur, Coédition Fondation de l’Hermitage, Lausanne et éditions Snoeck, Gand, 2020 
www.fondation-hermitage.ch

Ausstellungen/Newsticker Datum Typ Ort Land
Arts et Cinéma 04.09.202003.01.2021 Ausstellung Lausanne
Schweiz
CH
Künstler/innen
Marcel Duchamp
Fernand Léger
Autor/innen
Françoise Ninghetto

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