Francis Baudevin — Langue des signes
Il y a une méthode Baudevin. Celle-ci est née en 1987, date à laquelle l’artiste met en place un procédé d’appropriation de formes trouvées dans son environnement qu’il traduit en peinture. L’exposition au centre d’art Pasquart à Bienne est l’occasion de survoler ces trois décennies de travail et, aussi, de découvrir ses récentes créations.
Francis Baudevin — Langue des signes
Il est des ateliers qui en disent long sur l’artiste et sa pratique. Dans celui de Francis Baudevin, qui a investi un ancien entrepôt en plein cœur de Lausanne, trône, au milieu des toiles et des pots de peinture, une grande discothèque composée de hautes piles de CD. De la musique expérimentale et répétitive signée Steve Reich et Philipp Glass aux mouvements New Wave et No Wave de Glenn Branca, les inclinaisons de ce « mélomane curieux » sautent aux yeux. En 2006, avec l’exposition ‹Audio› au Cabinet des Estampes genevois, il dévoilait généreusement cette part intime, socle de son activité artistique. À Bienne, témoin de ce goût pour la musique, on trouve une vitrine exposant pochettes de disques et vinyles, régulièrement réarrangée par l’artiste tout au long de la durée de l’exposition, qui est aussi une manière de résonner avec la ville bernoise et son histoire de « musicalité ».
Derrière les grandes baies vitrées lausannoises, des dernières solarisations achèvent leur processus de transformation : abandonnées à la lumière du soleil, des formes en papier découpé déposent leur empreinte sur des papiers (dé)colorés et forment une série que l’artiste a débuté en 2022. Là, une banane en hommage à Andy Warhol, dont Baudevin se déclare « inconditionnel », ailleurs le contour d’un disque vinyle ou un cercle, clin d’œil peut-être à son complice Olivier Mosset.
Des formes à disposition
Des motifs glanés dans notre univers visuel quotidien, voilà avec quoi débute toujours le travail de Francis Baudevin. Ces formes géométriques, ces signes, ce sont ceux qui habillent les emballages alimentaires ou de médicaments, les pochettes de disques, ce sont les logos trouvés dans le champ publicitaire : selon une méthode qu’il a établie alors étudiant à l’École supérieure d’art visuel de Genève, l’artiste sélectionne une composition, en retire toute écriture et toute référence à la marque, puis l’agrandit dix fois pour en réaliser une peinture. Accumulés dans son atelier, remplissant des tiroirs, beaucoup d’emballages, notamment de médicaments qui présentent un avantage certain – « une immense disponibilité, il suffit d’aller à la pharmacie du coin ». Encore étudiant, il découvre dans la salle de bain d’un ami ce puits d’inspiration, après avoir un temps été tenté par la signalétique des chemins de fer suisses, qui contenait à ses yeux une esthétique constructiviste à peine dissimulée. ‹Alcacyl-BI›, par exemple, a pour titre l’une de ses premières toiles datée de 1987 exposée à Bienne, référence littérale au nom du médicament, bien connu, dont il a extirpé le motif de la boîte.
Ce qu’affectionne Baudevin par-dessus tout, c’est l’art du processus, de la méthode : celle du minimalisme en musique mais aussi celle du groupe de recherche littéraire Oulipo, ou encore du groupe BMPT. Il voue une admiration particulière à Niele Toroni dont il collectionnait les catalogues et qui lui montra la voie : « je voulais être un artiste comme lui, qui ferait la même chose toute sa vie ».
La minutie de sa pratique est particulièrement visible dans l’usage des couleurs qu’il reproduit sur la toile avec le plus d’exactitude possible. À Bienne, il expérimente pour la première fois des salles où les peintures sont ordonnées par couleur – notamment les oranges et verts, particulièrement présents dans ses compositions. Depuis une résidence de l’artiste à Londres en 2015, Baudevin admet avoir établi un « rapport plus simple » à la couleur, à laquelle il consacrait beaucoup de temps, ce dont témoigne un tableau, ‹London Live›, composition tirée d’un logo de deux L oranges aperçu sur une camionnette à Londres. Derrière ces compositions appliquées, ressurgit sa première formation de graphiste, « un apprentissage au niveau de l’exécution et de la précision », admet Baudevin. Peindre un tableau au pinceau représente pour lui à cet égard « un défi de le réaliser avec un certain degré de ‹bien fait› ».
D’abord séduit par l’art vidéo, dont il découvre les bases auprès de Chérif et Silvie Defraoui à Genève, il s’oriente vers la peinture, inspiré par le Pop Art et séduit par les drapeaux des États-Unis de Jasper Johns. Mais l’imaginaire américain lui est étranger et Baudevin veut adopter une démarche liée à son territoire de vie. Il ne réfute pas, à cet égard, un certain label suisse qui pourrait être appliqué à sa création, se sentant appartenir à la même génération d’artistes que Fischli & Weiss ou Jean-Frédéric Schnyder, qui entretiennent un rapport ludique avec la réalité helvétique. La boîte de médicaments n’est-elle pas une référence à la puissante industrie pharmaceutique helvétique ? Comme eux, il privilégie « une lecture très sérieuse doublée d’une stratégie post-moderniste, l’ironie ».
Relire l’art concret aujourd’hui
Ces « abstractions trouvées » dans le quotidien comme les nomme Paul Bernard, Directeur de Pasquart, révèlent au fur et à mesure une résonance formelle étonnante avec les courants historiques de l’abstraction : constructivisme, suprématisme, abstraction géométrique. Sa série ‹Néon› réalisée en 2022, carré de couleur délimité par un cadre de peinture fluorescente, porte ainsi la trace de son observation des toiles de Malevitch. Enfin, comment ne pas tracer des correspondances entre les compositions géométriques de Max Bill et Richard Lohse avec les toiles de Baudevin ? Cette filiation avec l’école zurichoise d’art concret, assumée mais jamais revendiquée, ne passe pas inaperçue. Le peintre se réjouit d’ailleurs d’une lecture nouvelle de l’art concret qui s’éloigne de l’image austère et presque ennuyeuses souvent associée au courant, et loue les récentes expositions « plus désencombrées » comme celle de Verena Loewensberg au MAMCO de Genève en 2022.
Au-delà de la peinture, Baudevin expérimente aussi d’autres formes artistiques : des estampes – présentes dans l’exposition avec une salle dédiée aux œuvres sur papier et d’édition –, des photographies et aussi des peintures murales dont trois exemplaires ont été produits pour l’exposition biennoise tirées de son tableau ‹Sandale›, exposé à la triennale de New Delhi en 1997.
Derrière cette méthode basée sur la répétition, derrière ces peintures sans texte, parfois sans titre signées uniquement au verso – et encore, parce qu’il le faut bien – Baudevin s’évertue à produire un art fondé sur les concepts d’anonymat et de neutralité. Les motifs eux-mêmes portés sur la toile ne sont, à quelques exceptions près, pas reconnaissables. À une musique sans parole, source d’inspiration récurrente chez l’artiste, fait écho cette peinture sans mot.
Ingrid Dubach-Lemainque, critique et historienne d’art, vit sur le lac de Morat. idubachlemainque@gmail.com. Les citations de l’artiste sont tirées d’un entretien mené en janvier 2023.
Institutionen | Land | Ort |
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Kunsthaus Centre d'art Pasquart | Schweiz | Biel/Bienne |
Ausstellungen/Newsticker | Datum | Typ | Ort | Land | |
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Francis Baudevin | 05.02.2023 – 02.04.2023 | Ausstellung | Biel/Bienne |
Schweiz CH |
Francis Baudevin |
Ingrid Dubach-Lemainque |