Silvie Defraoui — Au propre comme au figuré

Silvie Defraoui · Le tremblement des certitudes, vue de l’exposition, MCBA Lausanne. Photo : Jonas Hänggi

Silvie Defraoui · Le tremblement des certitudes, vue de l’exposition, MCBA Lausanne. Photo : Jonas Hänggi

Silvie Defraoui · Incendie Hertford – Faits et gestes, 2013, Fine Art Ultrachrome sur papier Hahnemühle, 160 x 258 cm

Silvie Defraoui · Incendie Hertford – Faits et gestes, 2013, Fine Art Ultrachrome sur papier Hahnemühle, 160 x 258 cm

Fokus

C’est un panorama des trente dernières années de création de Silvie Defraoui que nous offre l’exposition du MCBA de Lausanne, institution qui possède par ailleurs un fonds de dix-sept œuvres de cette figure majeure de la scène artistique helvétique.

Silvie Defraoui — Au propre comme au figuré

‹Tremblement des certitudes›, l’image est parlante : l’exposition porte un titre qui pourrait résonner avec acuité avec la sombre actualité de ce mois de mars survenue dans les terres de Turquie et de Syrie. À ceci près que cette concomitance malheureuse des faits n’est pas loin de gêner l’artiste car « cette exposition était dans ma tête depuis très longtemps », dit-elle. « Ce titre est né quand Bernard Fibicher m’a invitée à faire cette exposition mais le Covid puis la guerre sont passés par là. Il s’est imposé à moi, car il me semble qu’on se trouvait alors, et qu’on se trouve toujours, dans une situation d’incertitudes ; un peu plus encore qu’il y a cinq ou dix ans, d’où ce léger tremblement, celui de notre conscience, de notre façon d’être. »
Être en résonance avec son temps, parler de l’histoire, raconter des histoires, les conjuguer à tous les temps. La continuité des ‹Archives du futur›, cette entité que Silvie Defraoui et son compagnon Chérif avaient créée en 1975, est là, depuis les débuts : « Il n’y a pas de style, on ne se réfère pas à une école d’art mais on travaille sur le présent. Le présent est dans notre œuvre. Ça n’est pas du journalisme, mais c’est prendre conscience de ce qui nous entoure. » C’est de cette curiosité du monde environnant que découle la diversité des médiums employés : parmi la sélection d’une quarantaine d’œuvres présentés dans l’exposition au MCBA, se retrouvent de la vidéo, de la photographie, de la peinture, du collage et même une installation au néon. Hétérogène dans sa forme, cohérent dans son esprit, le projet des ‹Archives du futur› n’a cessé de s’enrichir au fil des années, à quatre mains, puis à deux, depuis la disparition de Chérif Defraoui en 1994.

Superpositions
Dans le travail de Silvie Defraoui, la question de la synchronisation, voire de la collision des différentes strates temporelles, est essentielle. Un terme qui s’applique tout particulièrement à sa série de photographies ‹Faits et Gestes›. Point de départ de ces travaux réalisés entre 2009 et 2014, l’accumulation de catastrophes naturelles – inondations, sécheresse, incendies, fonte de la banquise – enregistrée dans le monde dans un court laps de temps. « L’écologie, c’est un thème qui m’intéresse depuis très longtemps », reconnaît l’artiste. « Il y a cinquante ans, le travail ‹La Route des Indes› que j’avais encore fait avec mon mari, traitait des déchets échoués sur les plages d’Espagne, où on vivait. La comparaison Espagne-Suisse nous donne une très bonne mesure des transformations du paysage, du monde – on voit venir des phénomènes comme la sécheresse par exemple. » Pour illustrer cette simultanéité des « faits du monde », même les plus effrayants, avec les « gestes du quotidien », même les plus innocents, Silvie Defraoui joue littéralement avec la superposition d’images. « J’ai pris des photos dans les journaux et je les ai agrandies en très grand, d’où cet effet très pixelisé. Et au premier plan, j’ai ajouté ces photos de fleurs de nos jardins, que j’ai placées la tête à l’envers, car les fleurs ont de nombreuses défenses agressives – elles se défendent contre la météo, les insectes … Ce sont en quelque sorte des petites machines de guerre, mais d’une beauté extraordinaire. » La distance qui naît entre cet éblouissant avant-plan net et ce terrible arrière-plan comme flouté et pourtant omniprésent, est saisissante et riche de sens.
Cet « art de la superposition », Silvie Defraoui le décline à plusieurs reprises et de diverses façons dans l’exposition. Il se retrouve dans cette traversée du temps, intitulée ‹Destinations›, 1994-1995, avec ces collages de cartes postales et de photographies ramenées d’Égypte et encadrées dans de longs cadres horizontaux, faisant cohabiter des impressions de voyage contemporaines avec des millénaires d’histoire. Il apparaît encore dans la série ‹Dans le cadre des histoires›, 1996-1999, qui présente des photographies de végétation sur lesquelles sont plaquées d’autres photographies tirées des archives personnelles de l’artiste, le tout dans des cadres aux formes d’ornements égyptiens : là, c’est de fragmentation, d’encadrement des souvenirs dont il est question car, pour l’artiste, « le format est toujours plus fort que la vie, la liberté d’une expérience personnelle n’existe pas, elle est toujours encadrée ». La superposition est aussi à percevoir de manière auditive, dans le télescopage des sons des vidéos projetées au sol ou sur le mur simultanément dans l’espace fermé construit au centre de l’exposition : les bruits de verre cassé de la pièce ‹Bruits de surface›, 1995, se chevauchent avec la lecture d’un récit inspiré par ‹Les Mille et Une Nuits› contés par l’artiste dans la vidéo ‹Résonance et courants d’air›, 2009.

Des espaces de projections
Tirant le fil de la superposition pour l’amener à une dimension poétique, Silvie Defraoui a réalisé pendant la pandémie une série photographique au titre évocateur ‹Ombres portées …›, 2020-2022. À l’aide d’un dispositif minimaliste (un rideau blanc tendu en extérieur par un jour ensoleillé), les ombres des arbres de son jardin se dévoilent à la manière d’un théâtre d’ombres. Là commence le travail d’imagination que l’artiste développe en associant des figures d’animaux – lézards, boas, hiboux et serpents – tirées de livres anciens de gravures et de dessins. Le rideau, espace de projection au sens propre comme au figuré, territoire des rêves, des craintes et des phantasmes. Cette version de la lanterne magique fait écho à la vidéo ‹Bruits de surface› : sur des verres qu’on remplit successivement de lait, sont projetées des images tirées des archives personnelles de l’artiste. Une main vient les balayer d’un coup sec, ils se brisent à terre avant de laisser la place d’autres verres. Il y a l’avant et l’après, le passé et le présent. Ces temps mêlés, croisés dans nos mémoires, qui se retrouvent à un moment donné et, parfois brutalement, pour toujours séparés.
Qui dit souvenirs, dit histoire, dit travail de mémoire, sur la mémoire. Déforme-t-on les souvenirs ? Ou est-ce la réalité qui se déforme imperceptiblement elle-même ? Les photographies couleur de vues de villes prises en Espagne ou en Égypte qui constituent la série ‹Indices de variation›, 2002, sont agitées de vagues, d’ondulations. Projetées sur des tissus plissés, froissés, ces photographies qui ont été à leur tour rephotographiées, donnent à voir un autre paysage métamorphosé, illustrant les transformations incessantes, même subtiles et parfois presque invisibles, qui touchent les lieux, et tout simplement nos vies. Dans ce travail aussi opère, littéralement, ce fameux « tremblement des certitudes » qui vient enrichir notre réflexion, même bien après la visite de l’exposition.
Les citations sont tirées d’un entretien avec l’artiste mené à Lausanne en mars 2023.

Ingrid Dubach-Lemainque, critique et historienne d’art, vit sur le lac de Morat. idubachlemainque@gmail.com
 

Bis 
21.05.2023

Silvie Defraoui (*1935, Saint-Gall) vit à Vufflens-le-Château, CH, et Corbera de Llobregat, ES
1952–1957 études de peinture, École des beaux-arts d’Alger ; études de céramique, École des arts décoratifs de Genève
1975 création de la section Médias Mixtes avec Chérif Defraoui, École supérieure d’Art Visuel, Genève ; direction de cet atelier par le couple jusqu’en 1994 (décès de Chérif Defraoui), puis après par Silvie Defraoui jusqu’à 1998
1999–2007 membre de la Commission fédérale des Beaux-Arts

Expositions personnelles (sélection) 
2014 ‹Silvie Defraoui – Und überdies Projektionen›, Kunstmuseum, Soleure
2004/05 ‹Defraoui – Archives du futur 1974–2005›, Kunstmuseum, Saint-Gall ; MAMCO, Genève ; Macedonian Museum of Contemporary Art, Thessalonique
2000 ‹nacht und tag und nacht›, Helmhaus, Zurich
1988 ‹Orient / Occident›, Centre culturel suisse, Paris
1985 ‹Regard sur le présent – Silvie et Chérif Defraoui›, Musée cantonal des Beaux-arts, Lausanne

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