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Schellenberg Vous êtes née à Istanbul. Avez-vous des souvenirs de cette ville ?

Fürstenberg J'y ai passé les neuf premières années de ma vie. J'ai eu une très belle enfance sur le Bosphore, les îles de la Mer Marmara. Après, la vie est devenue plus difficile, mon père a eu de gros problèmes cardiaques et nous avons dû déménager à Milan, où j'avais un oncle cardiologue. Quand mon père s'est remis, nous nous sommes installés à Lugano, où il a créé la première industrie textile synthétique du Tessin. C'est là-bas que j'ai suivi mes écoles secondaires, jusqu'à la maturité, pour venir ensuite à l'Université de Genève.

Schellenberg C'était votre première rencontre avec la Suisse ?

Fürstenberg Non, j'étais déjà venue avec mes parents, quand j'avais sept ans. Nous avions visité les Grisons, le Tessin, mais aussi les îles Borromées. Depuis lors, le lac Majeur, en particulier ses îles, a beaucoup d'importance pour moi : avec ART for The World (AFTW), j'ai réalisé en 2006 et 2007 deux très beaux projets en plein air sur l'Isola Madre. On y trouve un jardin botanique où Jannis Kounellis, Bob Wilson et William Kentridge, entre autres, ont créé des installations sublimes, une confrontation entre nature et culture.

Schellenberg Après l'école, que vouliez-vous étudier ?

Fürstenberg L'archéologie, qui m'obsédait depuis l'adolescence. Je voulais connaître mes origines, celles du peuple arménien (Adelina von Fürstenberg est née Cüberyan). Tous les dimanches ­après-midi, j'étudiais les Sumériens, les Babyloniens et toute cette partie du Moyen-Orient - il me reste de nombreux livres de cette époque. Puis je me suis passionnée pour le reste du monde, jusqu'à l'Inde ou aux Aztèques. L'archéologie m'a permis de comprendre qui j'étais et d'où je venais. Cette assise-là, je ne pouvais pas la trouver à travers l'histoire douloureuse du génocide arménien, mais par le biais d'un passé beaucoup plus ancien. Ces explorations ont préparé un terrain très fertile pour mon travail artistique futur. J'ai compris avec les années qu'avant de pouvoir être à l'écoute de l'autre, il faut apprendre à être à l'écoute de soi, même si ce n'est pas toujours facile.

Schellenberg L'an dernier à la 56e Biennale de Venise, le pavillon d'Arménie dont vous étiez la commissaire évoquait donc une histoire que vous aviez tenté de fuir.

Fürstenberg Le projet a été extrêmement dur pour moi. Pour la première fois de ma vie, j'ai dû me pencher non pas sur un passé glorieux transmis par l'histoire de mes origines, mais sur la réelle souffrance et les raisons de la formation d'une diaspora arménienne.

Schellenberg Votre exposition parlait d'identité, mais aussi d'adaptation, de résilience, de réparation.

Fürstenberg C'était l'exposition la plus difficile de ma vie. Il fallait concilier le passé, la diversité culturelle des pays de provenance des artistes, les exigences de la diaspora et de la mère patrie, le contexte très pointu d'une biennale comme celle de Venise et ma réputation de commissaire internationale. J'ai réussi le pari de faire une belle exposition, je crois, saluée par la presse et les visiteurs, qui a reçu le Lion d'or pour la meilleure participation nationale à la Biennale. Mais il est vrai que si à l'avenir je devais refaire une exposition avec des artistes arméniens, j'aimerais la réaliser sur place, en Arménie, et ne pas forcément la centrer sur des questions de diaspora, de mémoire ou d'identité.

Schellenberg Revenons à l'archéologie. Où vouliez-vous l'étudier ?

Fürstenberg À Rome, à l'Académie, mais mes parents n'étaient pas d'accord. Comme j'étais fille unique, ils m'ont envoyée à Genève, où vivait ma tante Meliné et son mari Robert Godel, le linguiste. C'était une famille extraordinaire, des intellectuels, des poètes, très impliqués dans les questions sociales de leur époque. Ça m'a donné une autre vision de la vie, celle de l'engagement. J'ai débuté mes études d'archéologie, mais c'était un peu frustrant car j'avais l'impression de ne rien faire d'autre que passer en revue la liste des Pharaons (rires). J'avais envie d'en découdre et j'ai vite décidé de bifurquer vers science po.

Schellenberg Pourquoi cette branche ?

Fürstenberg C'était à l'époque de Mai 68, avec « l'imagination au pouvoir ». Les études de science politique avaient une dimension d'ouverture vers le monde qui permettait de s'intéresser et de suivre différents domaines. Mais je ne suis arrivée qu'à la demi-licence, car j'ai très vite fait le choix définitif de dédier ma vie à l'art. Grâce à des amis de l'Université, j'allais souvent à Amsterdam, où un jour j'ai rencontré une curatrice du Stedelijk Museum, Marja Bloem, qui m'a proposé de faire des stages dans son musée. Un nouveau monde s'est ouvert à moi : j'ai connu Gilbert & George, Markus Raetz, Claes Oldenburg, des artistes extraordinaires. Et j'ai passé beaucoup de temps à découvrir et étudier de nombreux catalogues et livres d'art dans la riche bibliothèque du musée.

Schellenberg Vous découvriez l'art ?

Fürstenberg L'année précédant mon entrée à l'université, quand j'étais encore au lycée, j'avais été amenée à rendre visite à Meret Oppenheim, qui habitait à Carona, un petit village au-dessus de Lugano, dans une maison incroyable. Grâce à elle, je me suis retrouvée dans le Valle Maggia avec Harald Szeemann, Ingeborg Lüscher, Dieter Roth - des personnalités dont je n'avais jamais entendu parler. C'est en particulier Meret Oppenheim qui m'a impressionnée : pour une jeune fille, curieuse et passionnée, l'aura de Meret était vraiment extraordinaire et elle-même était un exemple à suivre.

Schellenberg À Amsterdam, votre engagement dans l'art prend une autre dimension.

Fürstenberg Dans la bibliothèque du musée, j'ai découvert passablement de catalogues d'artistes suisses. Je me suis intéressée à leurs différences régionales, linguistiques et culturelles. Puis j'ai proposé à une copine de m'aider à monter un projet sur ces spécificités pour mettre en avant les disparités à travers le regard des artistes. Avec ce dossier sous le bras, nous sommes allées voir Pro Helvetia, pour demander un soutien. Luc Boissonnas, le directeur de l'époque, a été impressionné par notre énergie et la fraîcheur du projet, il a accepté de nous soutenir à condition que nous trouvions des institutions partenaires. Nous n'avions que 26 ans et demandions tout de même 80000 francs !
Le projet a intéressé le Musée Rath à Genève, le Kunstmuseum de Winterthur et la Villa Malpensata à Lugano. Nous avons créé un comité composé de personnalités comme Charles Goerg, conservateur du Cabinet des estampes du Musée d'art et d'histoire de Genève, ou Rudolf Koella, directeur du Kunstmuseum de Winterthur. Puis, nous avons commencé les visites d'atelier, en nous faisant très vite adopter par les artistes. Alors que mon amie travaillait depuis le Tessin, je disposais d'un espace au Cabinet des estampes. J'ai appris tous les aspects du métier sur le tas, et aussi la difficulté d'être une jeune femme dans le monde conservateur et misogyne de l'époque. L'exposition s'appelait Ambiances 74 : 28 artistes suisses et réunissait John M Armleder et le groupe Écart, Urs Lüthi, Daniel Spoerri, Rolf Iseli, Jean Otth, André Thomkins, Hans Ruedi Giger - il n'avait pas encore inventé le monstre d'Alien ! - et beaucoup d'autres.

Schellenberg Il y avait aussi Gérald Minkoff, avec qui vous étiez allée auparavant à la Documenta 5 de Kassel, en 1972.

Fürstenberg Oui, en voiture, avec d'autres amis. C'était l'exposition d'Harald Szeemann, que je peux encore aujourd'hui vous décrire presque salle par salle, tellement j'ai été impressionnée par ce que j'ai vu. Edward Kienholz, par exemple, était incroyable, mais aussi Markus Raetz, Adolf Wölfli ou James Lee Byars. Et que dire de Joseph Beuys et de sa Freie Internationale Universität ! Tout cela était une manne pour moi, une nourriture céleste pour mon besoin de connaissances.
Après toutes ces confrontations à l'art, j'ai décidé de rester dans le domaine et de ne pas retourner en science politique. Je suis allée voir Charles Goerg et lui ai demandé de me trouver un espace d'exposition. Il m'a dit que le seul endroit disponible était le ­sous-sol de la salle Simon I. Patiño, à la Cité universitaire. Un lieu un peu ingrat, sous le théâtre, où je pouvais disposer de 13000 francs de subvention par année. J'ai tout de suite accepté. Sur le mur de l'escalier qui menait au sous-sol, j'ai fait mettre le panneau « Centre d'art contemporain », un titre qui n'existait pas encore. L'histoire est donc née comme ça, avec une succession naturelle d'événements, de rencontres et d'amitiés, sans aucune stratégie - et cela a continué pendant toute la période où j'ai dirigé le Centre d'art. C'est important de le souligner.

Schellenberg Aujourd'hui, lorsqu'on regarde la liste des artistes qui sont passés par votre Centre d'art contemporain (CAC), on est impressionné. Tous les plus grands de ces années-là étaient à Genève.

Fürstenberg Ils n'étaient pas encore connus, mais avaient déjà une personnalité - des hommes et femmes en quête de connaissance. Le produit fini ne les intéressait pas : ce qui était passionnant pour eux, c'était le work in progress. Un concept aujourd'hui désuet, dans ce monde de l'art fait de marques et de marchandises. À l'époque, lorsque Luciano Fabro est venu, comme premier artiste exposé à Patiño, il a tout amené dans sa voiture et il habitait chez nous, avec sa fille Silvia, toute petite - elle vient d'organiser une grande rétrospective de l'oeuvre de son père, décédé en 2007, au Reina Sofia de Madrid. J'avais un très bon rapport avec Jean-Luc Daval, le doyen de l'École des beaux-arts de Genève, mais aussi avec Chérif Defraoui, le plus pointu des professeurs de l'institution, qui a enseigné à des générations de jeunes artistes. Nous avions organisé une rencontre entre Luciano et les étudiants. J'ai sympathisé avec pas mal d'entre eux, et surtout avec Chérif et Silvie Defraoui. Ainsi, nous avons continué à discuter et à nous réunir autour d'un dîner avec les artistes que j'invitais.
Mon mari Egon, photographe, était là aussi : il a documenté tous ces moments, produisant un trésor d'archives qu'il continue à alimenter. Regardez par exemple ce livre (elle prend l'ouvrage de Nicholas Frei, Centre d'art contemporain, Genève, 1974-1984, Centre d'art contemporain, 1984, 215 pp.), que nous avons édité à l'occasion des 10 ans du CAC : toutes les photos sont de lui (elle tourne les pages du livre). Là, c'est une image de John Cage et de la réalisatrice genevoise Patricia Plattner... Ici vous avez le metteur en scène Bob Wilson... Là c'est le groupe Écart, Joan Jonas, le premier festival d'art vidéo organisé par le CAC hors les murs au MAH, ou encore Trisha Brown, Joseph Kosuth - nous avions couvert les rues de Genève avec ses affiches conceptuelles -, ou les tout premiers artistes de la Trans-avant-garde, comme Mimmo Paladino. Et puis il y a aussi Vito Acconci, Dan Graham, Daniel Buren, Balthasar Burkhard, Helmut Federle.

Schellenberg Vous n'aviez que 28 ans quand l'institution a fait ses premières expositions. La rencontre avec les artistes a-t-elle contribué à votre formation intellectuelle ?

Fürstenberg Tout en cherchant, côtoyant et montrant les artistes, j'avais besoin d'apprendre, car j'étais constamment confrontée à des personnalités très pointues, comme le conceptuel Lawrence Weiner, le minimaliste Sol LeWitt, le compositeur Philip Glass, la chorégraphe Lucinda Childs, ou les artistes de l'Arte povera, Mario et Marisa Merz et Alighiero Boetti. Mais aussi Rémi Zaugg et surtout Chérif Defraoui, ici à Genève. Sans oublier les curateurs-Ausstellungsmacher comme Harald Szeemann, Johannes Gachnang, Jean-Christophe Ammann, Pontus Hulten... Très jeune parmi eux, j'avais pour moi l'intuition, l'énergie, le feu intérieur, mais je n'étais pas suffisamment cultivée, je connaissais peu la philosophie, la sociologie ou la sémiologie. Je me suis donc entourée d'artistes-chercheurs, de même que du philosophe Fulvio Salvadori, du sociologue et historien de l'architecture André Ducret ou de l'historienne et helléniste Alessandra Lukinovich.
Et grâce au fait que j'apprenais constamment avec eux, j'ai pu organiser, dans le cadre du CAC, des colloques comme Création et Créativité (1984-1985), en invitant le sémiologue Luis Prieto, le mathématicien Douglas Hofstadter, le biologiste Henri Atlan, l'helléniste Marcel Detienne. J'ai aussi mis sur pied une conférence avec le grand physicien René Thom, l'inventeur de la Théorie de la catastrophe. J'ai organisé pas mal d'autres colloques dans ces années-là et mon excellente relation de collaboration avec le Service culturel de l'Université de Genève a perduré durant toute la période où j'ai dirigé le CAC. Plus tard, j'ai continué sur la voie des colloques au Magasin de Grenoble, avec des invités comme les philosophes Jean-François Lyotard et Gianni Vattimo, ou les architectes Herzog & de Meuron.

Schellenberg Comment procédiez-vous pour choisir et faire venir les artistes ? À part la Galerie Sonnabend, brièvement établie à Genève, et les lieux alternatifs comme Gaëtan et Écart, il n'y avait pas au bout du lac de galeries intéressées à l'art contemporain.

Fürstenberg Comme vous le dites, il y avait peu de galeries, mais au moins elles n'étaient pas simplement des boutiques ou des multinationales, comme nombre d'entre elles aujourd'hui. Les galeristes étaient souvent des mécènes, ils croyaient en leurs artistes et les soutenaient économiquement. Quant aux collectionneurs, il y en avait très peu qui suivaient l'art d'avant-garde de l'époque, mais ceux qui le faisaient aimaient les artistes et comprenaient leurs oeuvres, comme par exemple André L'Huillier à Genève, Giuseppe Panza di Biumo à Milan ou Herman Daled en Belgique. Enfin, les directeurs de musées n'étaient pas super pompeux, comme le sont certains aujourd'hui, obligés de s'occuper sans arrêt de relations publiques : ils étaient très proches et à l'écoute des artistes. Chaque fois qu'il y avait une exposition, on s'invitait les uns les autres, que ce soit pour prendre le thé à la galerie Écart, avec John M Armleder, ou pour les dimanches chez les Defraoui, avec les étudiants. Nous allions souvent à Berne, aux vernissages de la Kunsthalle et chez Paul et Erna Jolles ou Elka Spoerri, mais aussi à Zurich, au Kunsthaus, pour voir les grandes expos de Szeemann - son inoubliable Der Hang zum Gesamtkunstwerk m'avait beaucoup marquée. Nous visitions aussi des galeries comme celle d'Annemarie Verna, ou rendions visite à Jacqueline Burckhardt et Bice Curiger, qui venaient aussi nous voir.

Schellenberg À l'époque, les Genevois se rendaient donc outre-Sarine ?

Fürstenberg Oui, la relation entre Genève et la Suisse alémanique était beaucoup plus étroite et informelle qu'aujourd'hui. Souvent, nous allions visiter les ateliers des artistes, comme par exemple celui de Martin Disler, un très grand plasticien, décédé prématurément et que le marché de l'art ignore honteusement. La Kunstmesse de Bâle était aussi un rendez-vous à ne pas manquer, où on pouvait voir des performances très fortes - je me souviens encore de celle de Gina Pane, vers 1975 - ou rencontrer de nombreux artistes. Dans les années 1970, ces derniers avaient encore le contrôle sur leurs oeuvres et pouvaient influencer leurs galeristes. Même Leo Castelli, à New York, ne prenait pas de décision importante sans demander conseil à Rauschenberg et à ses autres artistes. Les collectionneurs d'autrefois étaient des gens de grande culture, et c'est pour cela qu'ils s'intéressaient à ce type d'art.

Schellenberg Vous êtes très critique envers le monde de l'art actuel.

Fürstenberg Dès le moment où les intérêts personnels ont remplacé la convivialité, tout a changé. Personne n'écoute plus la voix des intellectuels et des poètes, critiquer est devenu un crime, les curateurs qui ont du succès sont désormais pour la plupart des bureaucrates, des animateurs, quand ils ne se limitent pas à entretenir leurs réseaux. Ce sont désormais les collectionneurs et les financiers qui imposent leurs choix, et les galeristes n'aspirent qu'à faire du commerce ou à être CEO de multinationales. C'est pour cela que beaucoup d'artistes produisent désormais des marchandises plutôt que des oeuvres d'art, comme le leur enseignent la plupart des écoles d'art. Dans cette société confuse, il est devenu très difficile de tenir la barre et de continuer à aller de l'avant. D'autant plus maintenant que celles et ceux qui m'entouraient et m'ont initiée sont partis, ont pris leur retraite ou alors vivent très loin.

Schellenberg En 1981, vous avez invité la star Andy Warhol à Genève, avec l'exposition Beuys by Warhol.

Fürstenberg Oui, je le connaissais bien - quand je le voyais à New York, nous échangions des potins mondains, il adorait ça ! Andy Warhol a été le premier à jouer un rôle important dans la diffusion de l'art, en initiant une couche de la population américaine certes riche mais sans grandes connaissances artistiques. (Adelina von Fürstenberg se met à feuilleter le catalogue de l'exposition « Warhol-Beuys. Omaggio a Lucio Amelio », organisée en 2007-2008 à la Fondazione Antonio Mazzotta de Milan. On y voit des photos prises par son mari au vernissage de l'exposition « Beuys by Warhol » à la galerie Lucio Amelio de Naples, en 1980, avec Warhol, Amelio, Beuys, elle-même, etc.) Je n'oublierai jamais le lendemain du vernissage de cette expo à Naples, après une soirée de folie au City Hall Café. Warhol faisait le portrait de riches napolitaines, alors que nous sommes allés avec Beuys et un petit groupe visiter la grotte de la sibylle de Cumes, dans les environs de Naples. Dans un sens, les attitudes de Warhol et Beuys symbolisaient les différences entre la vieille Europe et les États-Unis de ces années-là.

Schellenberg Au fil des ans, avez-vous refusé d'exposer certains artistes ?

Fürstenberg Oui, deux ou trois - j'ai par exemple dit non à Julian Schnabel. Avec le recul, je me suis peut-être trompée.

Schellenberg Et des artistes vous ont-ils dit non ?

Fürstenberg J'ai de très bons rapports avec les artistes, il n'y a pas de raisons qu'ils refusent - ce sont seulement les commissions publiques ou les sponsors qui me disent parfois non (rires). Les artistes sont ma famille, il y a une compréhension immédiate et réciproque. Ce sont eux qui m'ont permis de travailler toutes ces années, ils n'ont jamais cessé de me soutenir. Lorsque j'ai exposé dans des lieux délicats, comme par exemple à la Medersa Ibn Youssef de Marrakech, c'était toujours grâce à des artistes - en l'occurrence Farid Belkahia. Et c'est Fabiana de Barros qui m'a ouvert les portes du Brésil, où j'ai souvent travaillé, alors que Stefano Boccalini m'a introduite à la NABA, la Nuova Accademia di Belle Arti de Milan, et Peter Nagy m'a fait connaître les artistes indiens.

Schellenberg Dans ces mêmes années, vous avez également contribué au développement de l'art dans l'espace public, par exemple avec l'exposition Promenades.

Fürstenberg Oui, c'était en 1985 dans le Parc Lullin, sur les rives du lac Léman. L'exposition était inspirée par Rousseau et Kant, avec des oeuvres de Mario et Marisa Merz, Rebecca Horn, Alighiero Boetti, Gilberto Zorio, Anne et Patrick Poirier, Giuseppe Penone, Maria Nordman, Markus Raetz, Anne Sauser-Hall, les Defraoui, etc. Aujourd'hui encore, j'ai une affection toute particulière pour l'oeuvre de Meret Oppenheim. Elle avait repéré un fil d'eau et a décidé d'y installer son oeuvre. Elle a légèrement élargi le fil pour en faire un petit ruisseau, a planté des bambous puis fait flotter un radeau équipé d'un drapeau métallique. C'était une oeuvre d'une poésie incroyable, un véritable chef-d'oeuvre. C'était aussi l'une des toutes dernières pièces qu'elle a produites : Meret est décédée quelques mois plus tard.

Schellenberg Vous avez aussi oeuvré pour convaincre le public et le privé d'offrir des oeuvres permanentes à Genève.

Fürstenberg Oui, par exemple deux sculptures de Michelangelo Pistoletto, respectivement au Jardin Botanique - l'oeuvre Portatore di zucche, qui a été achetée par la Ville en 1985 - et à la Cité Universitaire, où on peut voir L'astronaute, un cadeau du collectionneur et mécène Jean Sistovaris. On peut aussi citer l'installation vidéo de Nam June Paik exposée à l'ONU dans le cadre de Dialogues de Paix, puis offerte à Genève par une banque pour être placée au Bâtiment des forces motrices. Et en 2000, j'ai moi-même offert à l'Institut d'architecture le prototype de la fameuse cabane en carton pour les réfugiés du tremblement de terre de Kobe créée par l'architecte japonais Shigeru Ban et exposée au Haut commissariat pour les réfugiés dans le cadre de notre projet Art et réalités sociales. Malheureusement, personne ne sait où est passée cette cabane.

Schellenberg Le CAC a erré pendant les quinze années de votre direction, allant de la Salle Patiño à l'ONU en passant par la rue d'Italie, l'ancien Palais des exposition ou le Palais Wilson. Puis la Ville lui a trouvé un lieu permanent en 1989, dans l'ancienne SIP, la Société genevoise d'instruments de physique...

Fürstenberg Oui, et dès le moment où nous avons eu la SIP et où mon bébé a été à l'abri, j'ai souhaité partir et j'ai posé ma candidature ailleurs.

Schellenberg Dès qu'on normalise enfin votre situation, vous partez ?

Fürstenberg C'est bizarre, n'est-ce pas ? (rires) Quand la conjoncture a permis de donner une stabilité au CAC, alors je l'ai quitté pour d'autres aventures. Je n'aime pas prendre possession d'un même lieu pendant trop longtemps, ce n'est pas constructif. À moins que mon sens des responsabilités ne m'oblige à le faire, comme c'est le cas maintenant avec ART for The World, encore trop fragile malgré vingt ans d'existence. À l'époque, j'avais déposé ma candidature au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, au Santa Monica Museum en Californie, ainsi qu'au Magasin de Grenoble, et c'est dans ce troisième lieu que j'ai été prise : un centre d'art de 3000m2 avec une école de médiateurs culturels et de commissaires. C'était une Kunsthalle avec des espaces beaucoup plus vastes que ceux des différentes étapes du CAC genevois.
J'ai pu y faire de très grandes expositions personnelles de Vito Acconci, Ilya Kabakov, Matt Mullican, Anish Kapoor, Silvie et Chérif Defraoui, ou d'architectes comme Herzog & de Meuron. C'est au Magasin que j'ai commencé à inviter d'autres cultures, à m'intéresser aux artistes non européens, le premier étant Chen Zhen. C'était dans la foulée de l'exposition Magiciens de la Terre (1989) au Centre Pompidou, par Jean-Hubert Martin, exposition qui a été très importante pour moi.

Schellenberg Quels souvenirs gardez-vous de l'école du Magasin ?

Fürstenberg On a eu des moments extraordinaires. J'ai formé les étudiants comme je m'étais formée moi-même à la direction du CAC, avec des séminaires en compagnie d'artistes, de philosophes, d'architectes, de scientifiques ou de critiques d'art. Aujourd'hui, la plupart des alumni qui ont suivi l'école sous ma direction occupent des positions importantes - directeurs de musées, de centres d'art, de galeries, etc. Plus tard, ART for The World a bénéficié de ce réseau, avec des ex-élèves qui m'ont aidée lorsque j'organisais des expositions dans les lieux où ils travaillaient, de Florence à Thessalonique, en passant par Marseille. En 1993, quand les étudiants et moi avons pris part à l'organisation de la 45e Biennale de Venise, le jury a décerné un prix spécial à l'École du Magasin.

Schellenberg En 1994, vous être revenue à Genève pour le 50e anniversaire de l'Organisation des Nations Unies.

Fürstenberg Oui, l'ONU avait mis au concours la réalisation d'une exposition pour son cinquantenaire. J'avais postulé avec le Magasin et nous avons gagné, mais le contrat stipulait que le projet ne se ferait que si j'en étais la curatrice. En définitive, c'est devenu une collaboration franco-suisse, Dialogues de paix, avec une soixantaine d'artistes comme Alfredo Jaar, Chen Zhen, Nari Ward, Daniel Buren, Tadashi Kawamata ou Miguel Angel Rios. L'exposition était accrochée à l'intérieur comme à l'extérieur du Palais des Nations.

Schellenberg C'est durant Dialogues de paix que vous lancez l'aventure ART for The world, une ONG associée à l'ONU.

Fürstenberg En faisant cette exposition, je me suis rendu compte que je n'avais plus envie de retourner dans une institution. Je voulais créer un musée sans lieu fixe, qui changerait de pays et d'espace physique en fonction des projets mis sur pied. Et puis, après avoir accumulé toutes ces connaissances au contact des artistes et chercheurs, la suite logique était d'aller vers les droits humains et de se poser la question de ce que l'art peut apporter au monde.

Schellenberg Comment avez-vous convaincu l'ONU de soutenir ART for The World ?

Fürstenberg Je n'ai pas eu besoin de les persuader car les hauts fonctionnaires de l'ONU avec qui je travaillais sur Dialogues de paix étaient très intéressés par le projet. Immédiatement après cette expérience, j'ai été invitée à être la commissaire de l'exposition du 50e anniversaire de l'OMS, The Edges of Awareness, qui a fait le tour du monde - Genève, New York, São Paulo, New Delhi et Milan. À travers ce projet, AFTW s'est développé et a trouvé une plateforme d'écoute formidable.

Schellenberg Comment décririez-vous ART for The World ?

Fürstenberg C'est une institution à cheval entre deux siècles et deux millénaires, un projet global créé avec des artistes et des collaborateurs à partir du besoin de mettre en relief l'art comme instrument de prise de conscience. AFTW s'inspire de l'article 27 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH), qui dit notamment que « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts ». Depuis 1995, autour de thématiques liées en particulier aux droits humains, au développement durable ou au Sud, nous avons organisé des dizaines d'expositions, colloques, conférences, concerts, films ou ateliers, à Genève, Lugano, Milan, Marseille, Marrakech, São Paulo, New Delhi, Tepotztlán (Mexique), et ailleurs.

Schellenberg Un projet qui vous tient tout spécialement à coeur est Playgrounds and Toys.

Fürstenberg En 1999, j'ai travaillé avec Philip Johnson, un architecte qui m'était cher. Il avait 93 ans et développait un projet qui s'appelait le Children's Museum, à Guadalajara, au Mexique, avec des maquettes de musées pensés pour les enfants. Il voulait exposer ses réalisations à la Biennale d'art de Venise, la première d'Harald Szeemann. Nous avons beaucoup parlé et ça m'a donné envie de faire quelque chose pour les enfants, avec l'idée de demander à des artistes et architectes d'imaginer des parcs de jeux. Réalisé sous la houlette du Haut commissariat aux réfugiés, à l'occasion de ses cinquante ans, avec des soutiens financiers entièrement suisses, le projet comportait deux volets : les maquettes de parcs - il y en a désormais plus de quatre-vingt - et les parcs réalisés ensuite en Inde, Grande-Bretagne, Grèce, Arménie et Tasmanie, imaginés par des artistes ou architectes comme Fabrice Gygi, Fabiana de Barros, Andreas Angelidakis ou Stefano Boccalini. C'est un projet qui ne se terminera jamais : dès qu'on a un peu d'argent, on réalise un nouveau parc. Playgrounds and Toys est un projet très gai, ça se voit dès les vernissages : ils sont remplis d'enfants qui jouent et n'ont pas besoin d'un verre de champagne pour s'amuser (rires). Ce sont des expériences très émouvantes.
En revanche, les maquettes devaient être montrées dans le cadre de l'Assemblée générale de l'ONU, à New York en 2001, avec divers soutiens officiels helvétiques. Ce devait être un grand événement, aussi pour la Suisse, qui n'était pas encore membre à part entière des Nations Unies. Sauf que la date du vernissage tombait quelques jours après le 11-Septembre, tout a été annulé et les maquettes sont restées bloquées dans le bâtiment de l'ONU durant des mois.

Schellenberg AFTW a aussi collaboré avec de nombreuses institutions internationales.

Fürstenberg Oui, comme le P.S.1 de New York, le SESC à São Paulo, le Hangar Bicocca à Milan ou le MuCEM de Marseille, mais aussi les biennales de Venise et de Thessalonique ; AFTW a attiré de nombreux visiteurs dans ses expositions thématiques comme The Overexcited Body (2001), Femme(s) (2005-2007), Urban Manners (2008-2010), The Mediterranean Approach ­(2011-2013), Food (2012-2015) ou Ici l'Afrique (2014-2015). En Suisse, nous avons travaillé avec le Museo Cantonale d'Arte de Lugano, le Musée Ariana ou le Musée d'art et d'histoire de Genève, entre autres. Et depuis 2007, AFTW propose un programme de production de courts métrages et de vidéos, avec la collaboration d'artistes et réalisateurs comme Pipilotti Rist, Pablo Trapero, Apichatpong Weerasethakul, Jafar Panahi ou Hüseyin Karabey. En tout, depuis 1995, plus de 400 artistes, designers, architectes, réalisatrices et réalisateurs, musiciennes et musiciens, ont contribué aux créations d'ART for The World.

Schellenberg Le projet AFTW sous-entend que l'art peut être un facteur de changement. Vous y croyez ?

Fürstenberg Du temps des artistes conceptuels, on pensait que l'art pouvait changer le monde. Ce qui est certain, c'est que c'est un important vecteur d'awareness, de prise de conscience. À travers les oeuvres des artistes, le public peut s'ouvrir à de nouvelles manières de voir les choses. C'est aussi l'effet que provoque cette oeuvre de Gianni Motti, qui procède par voies détournées (Adelina montre la photo au mur derrière elle, avec une femme à Téhéran qui se dévoile en montrant son visage et un t-shirt sur lequel est inscrit « Gianni Motti Assistant », au nez et à la barbe d'un policier placé juste derrière elle).

Schellenberg Avez-vous l'impression d'avoir changé l'optique de certains artistes, par exemple en favorisant les collaborations, ou en les emmenant de l'autre côté du monde ?

Fürstenberg Oui, nous travaillons d'une manière qui les stimule, c'est clair. Ce sont aussi des réseaux qui s'établissent, avec des artistes qui retournent parfois dans les endroits où on les a exposés. Et comme la plupart du temps nous produisons de nouvelles oeuvres, c'est une chance. D'être présente durant la création des pièces est d'ailleurs très important pour moi - et ceci depuis l'époque des artistes conceptuels, qui imaginaient l'idée d'une pièce mais déléguaient sa réalisation.

Schellenberg Au vu des thématiques qui l'intéressent, peut-on dire qu'AFTW « fait dire » des choses aux oeuvres que l'organisation expose ?

Fürstenberg Si tout l'art n'est pas intrinsèquement porteur de messages, il n'en est pas moins un moyen d'expression parfois beaucoup plus efficace que les mots, en étant capable de procéder de manière transversale. Le message, c'est le médium, disait le philosophe Marshall McLuhan. C'est comme ça que j'ai pu travailler avec les artistes sur des thématiques essentielles comme la nourriture, pour l'exposition Food (2012-2015). Le fait de montrer leurs oeuvres dans un accrochage proposé par ART for The World, avec une approche axée sur les droits humains, influencera forcément le regard du public sur ces pièces.

Schellenberg En Suisse, on vous associe au Centre d'art contemporain, beaucoup moins à ART for The World, même si l'expérience dure depuis plus de vingt ans - alors que vous avez dirigé la Kunsthalle de Genève pendant quinze ans. Comment l'expliquez-vous ?

Fürstenberg Pour beaucoup en Suisse, je suis un mythe à mettre sous cellophane, à cause de mes années au CAC, et ces mêmes personnes - mes collègues - ne reconnaissent par forcément ART for The World, car le but de l'organisation n'est pas simplement de promouvoir tel ou tel plasticien. C'est une approche différente qui me satisfait pleinement. J'ai trouvé dans les projets d'AFTW ce que j'ai toujours cherché. J'ai un trop grand respect pour l'art pour le diviser en fragments : ce qui me passionne avant tout, c'est son langage universel, accessible à toutes et à tous.

Schellenberg Lorsqu'on regarde votre parcours, on a l'impression que vous n'avez jamais vraiment eu de plan de carrière. Vous semblez loin des curateurs d'aujourd'hui qui, pour nombre d'entre eux, ne réfléchissent qu'en termes d'échelons à gravir.

Fürstenberg Je ne sais même pas ce que ça signifie avoir un plan de carrière. L'art, c'est ma vie. Mais si j'ai pu tenir professionnellement toute ces années, c'est grâce au travail que j'ai accompli avec l'aide de tous ceux qui m'ont soutenue d'une manière et ou d'une autre. En revanche, n'ayant jamais voulu mélanger le profit avec mon travail artistique, et ayant souvent soutenu moi-même des artistes, je me trouve obligée, plus que jamais, à collecter des fond pour réaliser mes projets. Ainsi, je dois remplir de plus en plus de formulaires pour demander des subventions pour les projets d'AFTW, sans pouvoir être certaine que les projets seront soutenus : chaque initiative d'AFTW est différente, il n'y a donc jamais de garantie de soutien. Dans ces moments, je pense toujours à Jean-Luc Godard, dont on m'a dit que lui aussi est forcé de se plier à cet exercice pour financer ses films. Si ce grand bonhomme doit le faire, alors je peux le faire moi aussi (rires). Avez-vous déjà dû remplir des formulaires de demandes de fonds ?

Schellenberg Non, je ne crois pas.

Fürstenberg Quelle chance ! Je me demande toujours qui les crée : ils ne sont pas produits ad hoc, il n'y a aucune prise en compte des spécificités de l'art. Pour le coup, si vous ne faites pas attention en les remplissant, vous pouvez même perdre votre concept artistique et partir dans une toute autre direction. Quoi qu'il en soit, l'art, la vie et la précarité sont très liés. Heureusement, la résilience est là pour nous rappeler que la vie continue, que la créativité est son vrai moteur, et que la roue tourne toujours pour celles et ceux qui sont sincèrement déterminés. Vous avez d'autres questions ?

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