Cassidy Toner — Un déjeuner sur une table

Wile E. Coyote Makes A Line, 2018, clay, paint, epoxy, cocaine, Swiss ID Card, book

Wile E. Coyote Makes A Line, 2018, clay, paint, epoxy, cocaine, Swiss ID Card, book

Cassidy Toner dans son atelier partagé au GGG Atelierhaus à Bâle. Photo: Débora Alcaine

Cassidy Toner dans son atelier partagé au GGG Atelierhaus à Bâle. Photo: Débora Alcaine

Fokus

Cassidy Toner semble bien décidée à démystifier ses œuvres à coup de cigarettes et de mandarines. Le désordre apparent dissimule une cheffe d’orchestre à la tête d’un art vernaculaire, d’une nouvelle forme de critique institutionnelle et d’un humour inattendu. 

Cassidy Toner — Un déjeuner sur une table

Edouard Manet (1832–1883) défrayait régulièrement la chronique avec ses œuvres, particulièrement lorsque celles-ci problématisaient la performativité de l’œuvre d’art. Le regard, élément central du tableau ‹Le déjeuner sur l’herbe›, identifie ipso facto la figure centrale comme modèle et dévoile à un spectateur l’illusion du tableau. Au même moment, ce regard ou celui d’une ‹Olympia› surprenaient un spectateur, l’œuvre d’art interpellait. La démarche de Cassidy Toner est similaire et thématise cette relation aussi, à l’exception faite que son travail fuit le regard du spectateur – l’œuvre se dissimule. L’artiste munit son travail de mécaniques diverses pour échapper et empêcher un observateur d’accéder à un contenu. Toner montre ainsi son intérêt pour un lieu d’énonciation et rappelle aussi l’attente qui pèse sur l’œuvre d’art, celle qui englobe son contenu, c’est-à-dire ce quelque chose d’indéfini dans la relation spectateur-œuvre. À l’ère des données, l’intervention de Toner cherche à saboter cette attente soit en limitant l’accessibilité à ses œuvres soit en utilisant un humour issu d’une culture populaire.

Loin des yeux, loin de la raison ?
‹Sculpture for Marie (that Marie can’t see because she’s nearsighted and does not wear her glasses) #2› joue à cache-cache avec un spectateur. La sculpture est équipée d’un senseur de mouvements, celui-ci se déclenche lorsqu’un spectateur se trouve à moins de trois mètres, l’œuvre « s’anime » alors en se cachant derrière un sac plastique. La proposition est simple, pourtant elle amène avec elle les problématiques de la valeur d’une œuvre. Toner identifie ici dans la relation spectateur-œuvre un procédé presque marchand, une consommation symbolique qui passe par le regard. Dans le cas de ‹Sculpture for Marie› l’artiste s’approprie le problème en utilisant un sac d’ordures qui en empêche la visibilité, au même moment le sac rappelle le cycle des objets de consommation. Une autre sculpture de la même série utilise un sac de l’entreprise Coop indiquant une source de consommation référencée. Le sac plastique est identifiable à la barrière du regard, mais au même moment il peut être vu comme source ou fin de ladite sculpture. Le travail récent ‹Waiting for Odysseus (You)› – exposé dans le cadre de ‹Plattform19› au Centre d’art contemporain à Yverdon (→ Kunstbulletin 4/2019, S. 119) – s’anime aussi dans sa relation avec un observateur. La reconnaissance de celui-ci par la sculpture, comme un nouvel Odyssée, la fait tomber en une révérence maladroite … Toner efface en un geste la noblesse de la sculpture, tant débattue au moment du paragon des arts à la Renaissance, au moment où le combat des artistes portait sur l’atteinte des arts libéraux. Une analyse succincte dévoile l’habileté des propositions de Toner ; en explorant la relation œuvre-spectateur ses travaux traitent des problèmes de valeur en art, ce point est traité depuis une production artistique manuelle. Le non-sérieux de la pratique interagit avec son environnement comme une critique – que nous pourrions qualifier d’institutionnelle – car son caractère de « blague » affecte tout le sérieux du dispositif d’exposition. Ni ready-mades, ni pure critique institutionnelle, Toner opère dans la marge en se référant au monde moderne et pourtant son œuvre se situe à la frontière de l’art et de l’artisanat, c’est particulièrement le cas de sa série de Coyotes. Le Coyote, personnage de dessin animé, tient une place privilégiée dans le travail de Toner, il est le protagoniste d’une série de céramiques et d’impressions. L’intrigue de base de ce programme pour enfants est le désir du Coyote d’attraper le Bip Bip – le Road Runner en anglais – un animal dont la vitesse et l’intelligence le surpassent. L’ingéniosité du Coyote n’est jamais récompensée, les courses-poursuites se soldent inévitablement par la défaite de celui-ci. Le Coyote, figure tragicomique, incarne à la perfection un antihéros moderne, il recommence inlassablement. Ses stratégies diffèrentes démontrent néanmoins la présence d’un libre arbitre – pourtant, une force obscure maintient le Coyote prisonnier d’un « loop » temporel trompeur. Toner utilise le Coyote pour construire des nouvelles œuvres d’art à partir d’un registre vernaculaire. ‹Coyote Regrets Killing the Road Runner (Pieta)› reprend la composition d’une Pietà et montre le Coyote se lamentant sur la mort du Bip Bip. La céramique diffère de l’histoire biblique car le Coyote a tué le Bip Bip, l’achèvement de son ambition profonde le laisse dans un état de désœuvrement. L’œuvre de Toner semble adresser notre propre relation au monde, notre poursuite effarouchée du progrès pour le progrès dont le Bip Bip serait une métaphore. L’absurdité de la vie se poursuit comme fil rouge dans la série, avec humour l’artiste propose d’étranges œuvres. ‹Coyote Makes A Line› montre la figure de dessin animé se faire un rail de drogue en s’aidant de la carte d’identité de l’artiste. La table sur laquelle le Coyote prépare son voyage est un livre d’Albert Camus, ‹Le Mythe de Sisyphe›. Cette céramique est particulièrement intéressante dans l’intégration du portrait de l’artiste et de l’utilisation de celui-ci par l’œuvre. Les registres se mélangent et le travail de Cassidy Toner présente un doux mélange entre fiction et réalité.

Le Rheum de l’art
Un certain désordre contrôlé est aussi appliqué par Cassidy Toner à sa pratique curatoriale. ‹Rheum Room› est un offspace qu’elle gère depuis 2017, il occupe l’espace de son lit à Bâle. L’accessibilité à l’espace est entièrement contrôlée par l’artiste et seule une logique interne (subjective ?) détermine qui peut voir les expositions et les œuvres. Le « rheum » est, dans la croyance populaire, la substance déposée par le marchand de sable dans les coins des yeux de ceux qu’il endort. Nommer un offspace ‹Rheum Room› exprime-t-il un endormissement de l’esprit critique du public ? Si la référence au white cube est évidente, le double sens auquel nous conduit ce nom est toujours possible. Mirage ou réalité ? La première image de Toner sur son site web est une photographie studio, la montrant en pose de peintre. Ce portrait aurait déterminé son avenir d’artiste – c’est en tout cas ce que son propre texte suggère : «careful how you pose your children ... it may have lifelong consequences ». Alors nous tenons la recette des prochaines Cassidy Toner à venir.

Débora Alcaine est historienne de l’art. debora.alcaine@gmail.com

Jusqu'à 
22.05.2019

Cassidy Toner (*1992, Baltimore), vit à Bâle
Formation au SVA BFA Fine Arts, Department, New York
2018 Master à la Hochschule für Gestaltung und Kunst, Bâle
Depuis 2017 projet curatorial Rheum Room : il accueille dans les draps blancs de son lit les travaux d’autres artistes

Expositions collectives
2019 Plattform19, CACY, Yverdon; ‹Cursed Images›, C. Rockefeller Center for Contemporary Arts, Dresden; Kiefer Hablitzel, Swiss Art Awards, Bâle; Kunstkredit Basel-Stadt, Kunsthalle Bâle
2018 Fri Art, Fribourg; ‹If its conceivable its possible›, Centre WallRiss, Fribourg

expositions/newsticker Date Type Ville Pays
Cassidy Toner 10.04.2019 - 22.05.2019 exposition Zürich
Schweiz
CH
Auteur(s)
Débora Alcaine
Artiste(s)
Cassidy Toner

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