Le plaisir du texte — Vers une exploration verbale de l’image
Le Musée des Beaux-Arts du Locle propose une ‹exposition-livre›, un parcours sous la forme d’une trame narrative imaginaire. Le dialogue entre sa collection permanente et des œuvres contemporaines interroge ainsi le lien étroit entre l’écrit et la création contemporaine. Une déambulation surprenante laisse progressivement place à une invasion langagière.
Le plaisir du texte — Vers une exploration verbale de l’image
Des couples de mots sont distribués sur la façade du MBAL, une façon d’afficher la force de l’écrit. L’installation collaborative conçue par l’artiste Triin Tamm et la maison d’édition zurichoise Rollo Press donne le ton en introduisant la thématique de l’exposition neuchâteloise. ‹Le plaisir du texte› propose une rencontre entre l’image et l’écrit, entre des œuvres de la collection permanente et contemporaines. Le parcours se développe comme une progression narrative, chapitrée et rythmée par des jeux textuels et visuels, mais également par des typographies singulières empruntées à la construction syntaxique signées du vaudois Philippe Decrauzat. Pour le visiteur et la visiteuse, c’est une déambulation qui commence au dernier étage jusqu’au rez-de-chaussée, une avancée menant vers des œuvres toujours plus empreintes du langage verbal, en particulier dans la salle dédiée à la poésie concrète et visuelle, expression lyrique et surprenante des méandres imaginaires de notre rapport si intime aux mots.
L’exposition témoigne des prédilections de Federica Chiocchetti à la tête du MBAL depuis l’été dernier. Cette spécialiste de l’image est entre autres à l’origine de la plateforme éditoriale et curatoriale ‹Photocaptionist› soutenant la fiction photographique. En reprenant le titre d’un essai de Roland Barthes, publié en 1973, elle nous livre une approche ouverte mais néanmoins pointue du travail qu’elle entend mener au Locle. Cette référence répond bien sûr à des réflexions sur le plaisir de la lecture, mais aussi à la valorisation faite par le philosophe français à l’innovation, à la rupture des stéréotypes, même s’il n’a jamais adhéré aux renversements de l’art contemporain. Son recours fréquent aux parenthèses, aux astérisques et à une graphie en italiques, constituent des éléments d’inspiration autant pour l’accrochage que pour le petit livre d’auteurs édité à cette occasion.
Entre imaginaire et réalité
Le parcours commence avec ‹La bibliothèque imaginaire› du duo zurichois Lutz & Guggisberg. Un projet mené pendant une vingtaine d’années autour de la création de livres fictifs dont on peut lire la première et la quatrième de couverture : titre, auteur et note de présentation suffisent à parcourir avec fantaisie ou ironie des contenus inspirés par l’actualité. Un imaginaire qui rend pourtant hommage au réel que les artistes considèrent comme surpassant toujours la fiction. Les ouvrages mis à disposition se manipulent à proximité d’abat-jours chinés, disposés inversement les uns sur les autres pour édifier une sorte de colonne infinie ‹à la Brancusi›, et de sculptures aux surfaces douces formées par la compression des déchets de papier. La reproduction en grand format d’une peinture automatique compartimente l’espace, la composition aux tonalités vertes mêle projections de couleurs et dessins inventant un paysage extravagant, expression peut-être de pensées apparaissant lors de nos lectures. Un éloge du plaisir de lire que l’exposition oriente surtout au féminin. Un choix porté notamment par le souvenir de l’essai de Laure Adler et Stefan Bollmann intitulé ‹Les femmes qui lisent sont dangereuses›. Dans la salle réunissant des peintures du début du 20e siècle, celles des hommes sont mises entre parenthèses par des reliefs muraux de Philippe Decrauzat, alors que celles des femmes se déploient librement face aux propositions contemporaines. La femme se révèle absorbée, plongée dans une mélancolie par la lecture d’une lettre ou accaparée par un livre d’érudition.
Ces moments se retrouvent avec humour dans le livre d’Olivier Lebrun ‹A Final Companion to Books from the Simpsons› (édition 2020), un répertoire de tous les extraits de la série culte où les personnages sont en train de lire. Ce qui frappe est la variété des postures corporelles, une expressivité humaine dont la fascination traverse les époques. Roland Barthes en parle comme d’un plaisir où le corps suit ses propres idées. Sara Knelman, directrice du magazine canadien C Mag, en a fait le cœur de sa collection. Une série de photographies anonymes et tirages de presse montrent des lectrices dans diverses positions. La gestuelle peut même prendre une allure cynique comme dans le cliché emblématique de Jo Spence, daté du début des années 1980. L’artiste anglaise se met en scène en ouvrière lisant ‹On Sexuality› de Sigmund Freud, son expression démesurément hilare devient une métaphore visuelle de la «dissimulation freudienne», considérant l’inceste des patientes comme des fantasmes soutenus par le complexe d’Œdipe.
De la lecture à l’écriture
La poésie expérimentale est mise à l’honneur grâce au commissaire invité Alex Balgiu, artiste et graphiste français, auteur de l’ouvrage ‹Women in Concrete Poetry: 1959–1979›, 2020. À l’entrée de la salle, une photographie murale noir et blanc nous fait face, image de nature où la terre labourée en partie laisse deviner un livre ouvert. Cette œuvre de Mirella Bentivoglio présente une approche éphémère du livre et de la nécessité de l’entretenir, tel un jardin. Une présence de la lecture en tant que matière sensible, pouvant s’effriter à tout moment.
La question de la matérialité du langage se pose à travers l’identité pour Ketty La Rocca où son rapport personnel à l’écrit passe par le «J» du «je». Des photographies de performances des années 1970 la montrent en interaction avec sa sculpture géante ‹J› et témoignent avec malice de ses angoisses. Dans une démarche plus littéraire, Elizabeth Lebon propose une installation de livres-poèmes, de petits objets de papier recouverts de textes à la machine à écrire, invitation à explorer la lecture par le toucher. Pour la genevoise Carla Demierre, la pratique de l’écriture à la machine à écrire est dictée par la nécessité de ralentir et de créer dans la continuité, sans correction. Elle a ainsi écrit quotidiennement des poèmes envoyés le jour même par la poste à des destinataires. Ce travail édité sous la forme d’un recueil porte le titre d’‹Autoradio› (éd. Héros-Limite, 2019), en référence à une espèce de syntonisation de la pensée, comme lorsqu’on cherche une fréquence radio. Des fragments de poèmes sur des affiches, ainsi qu’une pièce musicale de Sylvain Chauveau réalisée sur sa lecture poursuivent la métamorphose de l’œuvre.
Dans le prolongement de ces déplacements formels, on pourrait ajouter le projet de Melissa Catanese. Pour l’exposition, l’américaine a transformé son livre ‹Voyagers›, 2018, en pièce vidéo. Une création originale où le grain et la texture d’anciennes photographies de lecteurs et lectrices deviennent le support d’un nouvel alphabet, un film qui prend forme à travers des jeux de focales et des temps de pause. Une combinaison de brefs aperçus qui nous racontent des histoires, des promesses, comme l’exposition de voyages imaginaires.
Nadia El Beblawi, critique d’art, web éditrice, vit à Bâle. nadia.elbeblawi@gmail.com
→ ‹Le plaisir du texte›, Musée des Beaux-Arts, Le Locle, jusqu’au 18.9. ; publication ‹L* plaisir du texte›, ouvrage collectif sous la direction de Federica Chiocchetti, MBAL ↗ mbal.ch
Institutionen | Pays | Ville |
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Musée des Beaux-Arts Le Locle | Suisse | Le Locle |
expositions/newsticker | Date | Type | Ville | Pays | |
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Le plaisir du texte | 24.03.2023 - 18.09.2023 | exposition | Le Locle |
Schweiz CH |
Philippe Decrauzat | |
Jo Spence |
Nadia El Beblawi |