Interstellaire — Rêver l’immensité de l’espace
Loin de l’idéologie qui a porté à ses débuts la conquête spatiale, loin aussi de tout enjeu scientifique ou géopolitique, ‹Interstellaire› explore les imaginaires sur notre place dans l’univers et notre perception du cosmos. Elle le fait au moyen des œuvres de plus de 60 artistes contemporains aborigènes d’Australie et internationaux, confrontant mythes et récits.
Interstellaire — Rêver l’immensité de l’espace
Dédiée à l’art aborigène contemporain, la Fondation Opale fêtera ses cinq ans en décembre. Son programme d’expositions monographiques et thématiques met en perspective, sans hiérarchie, les œuvres de la collection conservée in situ, celle de sa présidente Bérengère Primat, et des œuvres d’artistes internationaux modernes et contemporains empruntées à l’extérieur. Cette approche, désormais courante compte tenu de la volonté aujourd’hui généralisée de considérer les formes d’art extra-occidentales, est aussi stimulante que délicate, puisqu’elle consiste à rapprocher des conceptions de l’art très éloignées. Là où les pratiques de l’art contemporain occidental mobilisent des références disparates (y compris l’art traditionnel d’autres cultures) jusqu’à l’autoréférence, l’art aborigène reflète une dimension spirituelle qui se fonde sur la représentation et la transmission de récits mythologiques.
Organisée en collaboration avec artgenève, l’exposition ‹Interstellaire› tire judicieusement parti de l’inévitable dynamique comparative – qui peut être féconde mais se révèle souvent insatisfaisante –, en faisant état de la diversité des visions créatrices plutôt qu’en cherchant à les concilier. En dépit de quelques parallèles formels trop appuyés introduits dans l’accrochage (par exemple, les pièces ajourées chez Jean-Marc Bustamante et Ganbilpil White Ganyidjinu), les œuvres sélectionnées offrent autant de représentations de l’espace céleste, formidable machine à rêves quelles que soient notre position géographique et notre identité culturelle. ‹Interstellaire› offre aussi un bon complément à la récente exposition ‹Cosmos Archaeology – Explorations in Time and Space›, à l’EPFL Pavilions, Lausanne, qui, à l’intersection des arts et des sciences, présentait des installations traduisant visuellement, de façon à les rendre intelligibles, des données complexes produites par les technologies d’astronomie.
Voyages par la pensée
L’exposition à Lens se déploie sur deux étages de la Fondation Opale en déroulant, sans le signaler explicitement, des thèmes, comme le soleil, traités par groupes d’œuvres. L’ensemble du parcours met ainsi au contact formes, motifs et images, en constante mutation, alors que chaque œuvre renferme une conception spécifique du sujet donné. Bien entendu, la culture aborigène est relativement uniforme, au sens où elle repose sur des croyances et des récits ancestraux partagés, tel le « Temps du Rêve » (« Tjukurrpa » – période mythique qui précède la création de la Terre et qui demeure toujours accessible), et ses artistes ont pour vocation de perpétuer cette cosmogonie à travers leurs œuvres. Au contraire, les artistes internationaux appréhendent chacun, au moyen de l’humour, de la contemplation, de l’utopie, de l’inquiétude ou encore de la fascination, le potentiel propre aux mystères de l’univers, à la puissance narrative de l’espace, à la splendeur du ciel et des astres qui l’habitent, à ce qui ne s’explique pas entièrement.
Les étoiles comme boussole
Le thème de la navigation constitue l’un des ensembles forts de l’exposition. Il revisite l’un des liens les plus étroits entre les êtres humains et la nature. Les étoiles revêtent une grande importance chez les Aborigènes – elles donnent lieu à de nombreuses histoires, comme celle des « Sept Sœurs », et sont au fondement de calendriers (notamment pour la cueillette) –, alors qu’elles ont plutôt perdu de leur influence dans la société occidentale. Se situer et s’orienter en les observant demeure néanmoins une pratique encore commune à toutes les populations. La carte en bambou de Gail Mabo, suspendue dans l’espace, permet de circuler en suivant la constellation Tagai. Elle domine deux représentations de bateaux à mâts (Nandabitta Maminyamandja, Karen Kilimnik) et l’une du Serpent Arc-en-ciel, ‹Ngalyod› (Bardayal « Lofty » Nadjamerrek), qui toutes interagissent entre elles, produisant une sorte de narration. La navigation se comprend au propre comme au figuré. Elle illustre non seulement la notion de voyage (entre les lieux, entre les cultures, à travers le temps et l'espace, etc.) centrale au propos de l'exposition, mais aussi la façon dont un motif peut dériver d'une forme à une autre. La perception du monde à notre échelle s'enrichit grâce à l'appel du large qui déploie un horizon infini sur le plan tant horizontal (en avant) que vertical (au-dessus).
Le désert, les photométéores, les phénomènes météorologiques, les astres, l’univers : finalement, l’exposition ne nous situe pas tant entre les étoiles qu’entre ciel et terre. Si certains regards sont clairement tournés en direction de la voûte céleste et de ce qui nous surplombe, un renversement de point de vue est régulièrement opéré, si bien que nous nous observons nous-mêmes. D’une part, comme Bérengère Primat l’explique, les peuples autochtones d’Australie considèrent que la Terre se reflète dans le ciel, mais aussi l’inverse. D’autre part, plusieurs œuvres nous rappellent que le plus énigmatique se trouve aussi parmi nous.
Retour sur Terre
Ainsi les sculptures nous ramènent-elles véritablement au sol : une tête surdimensionnée en acier inox se laisse percevoir comme une masse tombée du ciel, tout en reflétant son environnement (Not Vital) ; un piano à queue recouvert de fausse fourrure bleue et affublé d’une paire d’yeux tel Cookie Monster de Sesame Street se tient face à nous, sur ses trois pattes, comme un animal de compagnie (Stefan Tcherepnin) ; une échelle crée un passage vers l’au-delà, tout en redéfinissant l’espace immédiat grâce aux miroirs insérés entre les barreaux (Jim Lambie) ; un buggy enguirlandé d’ampoules nous invite à un voyage immobile à travers les territoires de nos rêves (Blair Thurman). De même, la série de photographies ‹Fake›, 2023, de Michael Cook situe le récit d’un couple aborigène et de leur enfant adoptif dans le désert central australien, famille qui va progressivement renoncer aux vêtements et objets de luxe pour se concentrer sur l’essentiel. Ces mises en scènes grinçantes jouent du contraste entre un environnement sec et dépouillé et l’exubérance des tenues et des attitudes – l’image de la famille se déplaçant en Segway est aussi décalée et drôle que cynique.
Les différents registres de l’exploration et de l’extraordinaire se juxtaposent dans cette exposition, dont les commissaires se permettent de parachuter quelques œuvres, grâce à la force fédératrice de l’étrange qui prévient quasi tout hors sujet, pour le simple plaisir de les partager avec le public.
Laurence Schmidlin, historienne de l’art et directrice du Musée d’art du Valais, Sion. laurence.schmidlin@gmail.com
Institutionen | Pays | Ville |
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Fondation Opale | Suisse | Lens |
expositions/newsticker | Date | Type | Ville | Pays | |
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INTERSTELLAIRE | 18.06.2023 - 12.11.2023 | exposition | Lens |
Schweiz CH |
Michael Cook |
Laurence Schmidlin |