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JPM : J'ai assisté au montage de ton travail à la 7e Biennale du Mercosur (Porto Alegre, Brésil). C'était une installation à l'intérieur d'une salle à laquelle on accédait par un couloir périphérique. Le spectateur se retrouvait au centre, bloqué entre quatre murs sur lesquels étaient projetées des images. Sur le premier mur, on pouvait voir une séquence avec des extraits de trois de tes vidéo-essais les plus marquants. Sur le deuxième, on pouvait suivre en continu une conversation avec un chauffeur de taxi sur des trajets géographiques et mentaux. Le troisième mur renvoyait les images d'une déambulation dans Santiago, dans un quartier complètement bouleversé sur le plan architectonique et désormais constitué d'immeubles abritant les sièges des grandes entreprises du pays. Sur le quatrième mur, enfin, défilaient de bas en haut de l'écran des textes théoriques comme un générique de fin de film. J'aimerais que tu nous parles de ce quatrième mur.

IWM: J'ai été invitée à la Biennale par Mario Navarro, un artiste chilien, qui était également commissaire d'une des sections de cette exposition. La configuration de la biennale prenait pour axes les schémas des oeuvres des artistes-curateurs : c'était là le concept qui présidait à son organisation. Ainsi, Mario Navarro a structuré un espace à partir d'une de ses oeuvres, intitulée El árbol magnético, qu'il avait déjà présentée auparavant. Cette oeuvre faisait allusion à un conte populaire chilien sur les illusions optiques et les pièges de la fiction. Il y avait également deux références à prendre au sens littéral : le magnétisme en tant que « science bâtarde » - allusion à Mesmer et à la protohistoire de la psychanalyse - et en tant que phénomène d'attraction. Dans les deux cas, il fallait élaborer un discours autour de l'illusion de la réalité. Ce mythe reste entier : certains lieux exercent un pouvoir d'attraction particulier. J'ai fait construire un cube noir auquel on accédait par un couloir périphérique. Les personnes entrent par ce couloir dans une caverne, sorte de parodie platonicienne. Le dispositif des images projetées s'articulait autour d'une série de simulacres : enveloppées, converties en ombres, les personnes faisaient l'expérience d'un harcèlement d'images saturant l'espace. En accord avec le concept curatorial, mon oeuvre devait se transformer au moins une dizaine de fois durant la Biennale. Mon installation mettait à jour le processus de création de l'oeuvre, créant une dialectique entre des vidéo-essais d'il y a quelques années et ceux réalisés spécialement pour la Biennale. L'installation se compose, comme tu l'as dit, de quatre projections : interviews, essais de textes théoriques, diagrammes, images de la nouvelle architecture de Santiago du Chili. Projeter simultanément
sur les quatre murs de l'installation me permet d'exposer différents modes et temps d'énonciation qui se rejoignent au sein du montage.
En projetant les textes théoriques (défilant de bas en haut) à la façon de crédits de film, je cite la rhétorique visuelle des génériques de fin au cinéma. Le spectateur a alors l'impression qu'il manque une partie du film et aussi qu'il est arrivé en retard, précisément quand la projection s'achève. Ce n'est pas un hasard si un de ces textes est tiré d'un ouvrage sur les conditions de production de la subjectivité écrit par Miguel Norambuena (schizoanalyste, ami de Guattari, qui a longtemps travaillé en Suisse). Défilent à l'écran les noms de ceux grâce à qui le système d'auteur a produit la notion de signature. Les auteurs cités dans les textes et les cartes de relations conceptuelles
participent d'un discours qui anticipe la mise hors lieu des images de personnes elles-mêmes mises hors lieu que je projette, simultanément, sur les autres murs. C'est le récit de l'histoire de la production de l'exclusion, qui gomme les singularités et annihile les mémoires de la citoyenneté.

JPM : A propos de cette architecture, tu anticipes une catastrophe.

IWM : J'anticipe la production de la marginalisation. Le discours de l'intégration est une modalité perverse de la dissimulation de l'exclusion. L'architecture de Santiago qui apparaît dans mon travail n'a rien à voir avec l'organisation architecturale de ma pensée. Santiago fabrique de la dislocation. Je choisis cet exemple parce qu'il est pour moi plus clair que d'autres. Dans ce sens, l'architecture de la ville est une forme de réponse très naïve à sa participation tardive au discours postmoderne. Une chose est sûre, pour que ces conditions d'énonciation architectoniques perdurent, cela suppose nécessairement une ville ségrégée, formée en majorité d'une masse de disloqués qui n'apparaissent jamais au générique de l'histoire réelle.

JPM : Le texte de Norambuena que tu as choisi fait allusion à la distinction d'architectures de la pensée.

IWM : Oui, absolument, je me réfère à deux types d'architecture : l'une est physique, l'autre intellectuelle. Je mets en scène les objectivités annihilantes de cet espace.

JPM : Tu opposes l'architecture diagrammatique de ta pensée visuelle à l'architecture rencontrée dans ton parcours à travers la ville. L'oeuvre que tu as présentée au Mercosur illustre bien la méthodologie à l'oeuvre dans ton travail : architecture de ton oeuvre ; architecture des textes ; architecture représentée sous forme d'images caustiques.

IWM : Maximum d'effort pour un minimum d'effet. C'est une phrase de Cuauhtemoc Medina concernant le travail de Francis Alys à Lima. Son projet a consisté à déplacer d'un mètre une colline de sable, avec l'aide de centaines d'étudiants munis de pelles, qui avançaient en ligne au milieu du désert. A Mercosur, j'ai pu mettre en scène un processus de montage associant architecture et cartographie ; au fond, structure et schéma de flux. De cette manière, j'ai pu enchaîner et juxtaposer en unités narratives extrêmement denses des questions que j'avais jusqu'alors conçues séparément. J'ai ainsi pu articuler des fragments de travail complexes où le regard est mis à distance par le déplacement dans des histoires diverses. Car je vis dans un pays que je n'ai pas choisi, mais, par mes origines, j'appartiens à un autre lieu. Aujourd'hui, je peux retourner au Chili, à Santiago, dans une ville globalisée dont l'architecture récente dénature mes souvenirs...

JPM : En effet, tu montres les coupes narratives qui sont l'expression d'autres coupes, de flux migratoires celles-là, non seulement au niveau personnel mais également aux niveaux technologique et conceptuel. Les projections de textes n'associent pas seulement des blocs et des fragments mais également des cartes dans lesquelles tu fais correspondre des notions et des processus de connaissance. Tu mets l'accent sur les cartes de distribution des rôles sociaux, les réseaux de connexion conceptuels et politiques. Les cartes occupent une place essentielle dans ta conception de l'oeuvre. J'aimerais que tu me parles de ces cartes et du rôle qu'elles ont joué au début de ton travail. Tu as déjà évoqué la fascination qu'exerçaient sur toi les cartes géographiques que tu trouvais dans la bibliothèque où tu travaillais.

IWM : Pendant mes années d'études aux Beaux-Arts, je travaillais à mi-temps à la bibliothèque comme assistante de ca-talogage. Une amie à moi travaillait dans cette bibliothèque, dans la section du catalogage des cartes. Elle suivait mon travail et, connaissant mon intérêt pour certains types de représentations graphiques, elle a commencé à me montrer une grande quantité de cartes qu'on allait supprimer du catalogue de la bibliothèque.
Les cartes de relations et les schémas de classification m'intéressaient au plus haut point du fait de leur densité graphique. Et bien entendu, les cartes qui présentaient de grandes reproductions et représentations stratifiées de territoires qui étaient pour moi totalement inconnus. De fil en aiguille, j'ai aussi commencé à feuilleter chaque jour des ouvrages médicaux dont les dessins et les reproductions ressemblaient beaucoup à des cartes géographiques. Peu à peu je suis devenue une collectionneuse d'images périphériques, de schémas, de cartes, de représentations d'intensités. J'ai commencé à les photocopier pour ensuite en tirer des sérigraphies que j'intégrais dans mon travail pictural. Un Argentin m'a enseigné la sérigraphie de façon artisanale. Alors, avec ce matériau de cartes géographiques d'Amérique latine, j'ai voulu voir comment reproduire cela dans un tableau et je lui ai demandé de m'apprendre. Je me suis rendue compte que le transfert n'était pas un processus technique, mais intellectuel, théorique, en un certain sens, issu de la nécessité de fixer des cartographies qui m'apparaissaient comme des représentations de la densité du monde. Mon rapport à ce support relevait de l'infraction technologique en ce sens que je m'appropriais un procédé dont j'avais déjà prévu le détournement. Comme si toutes les histoires de découpes d'ombres s'étaient incarnées dans ce jeu artisanal des transferts. La lumière découpait l'image à la façon d'un bistouri. Cela m'amena à prendre une décision radicale. Avec la sérigraphie, affleurait la charge émotionnelle et archaïque qui me permettait de me relier aux thaumatropes et aux silhouettes découpées. Des jeux d'enfants.
Ce passage par la bibliothèque m'a aidée à résumer, à condenser ce désir de représentation, un concentré à la fois biographique et technique. Ma petite pulsion d'archive m'a amené à abandonner la peinture. J'ai ressenti une sorte d'attraction pour cette articulation image/texte, ce bricolage/collage du discours. Tout cela est en rapport avec la vidéo où je conçois une architecture de pensées, une cartographie qui assemble des représentations de lieux en différentes strates. J'y articule différents thèmes, cherchant à créer une dialectique entre des matériaux langagiers en collaboration avec d'autres personnes. L'interview, comme format de transfert de subjectivité, permet d'aborder des thèmes qui impliquent directement les personnes dans les limites de leur précarité. J'essaye de récupérer la parole de subjectivités abîmées par les grands systèmes d'exclusion.

JPM : Comment as-tu intitulé ton oeuvre de Porto Alegre ?

IWM : J'ai choisi le titre Entrevista terminada; entrevista interminable [Interview terminée, interview interminable]. Cette oeuvre date de la même époque que celle que j'ai présentée à Rome, à la Mostra Complesso Monumentale Antica Casa Correzione, dont le commissaire était Christoph Bertsch. Celle-là s'intitulait Entrevista desde la cárcel, la voz dislocada [Interview depuis la prison, la voix disloquée]. Dans le titre des deux oeuvres, ce qui compte, c'est le mot interview.
Dans les deux cas, j'ai réalisé un travail d'énonciation plus complexe que la simple présentation de mes interviews. Je ne suis pas journaliste. Je ne travaille pas pour les médias. L'interview est en elle-même un schéma de production subjective. Je me pose certaines questions, je me propose de reconstruire le filigrane de questions qui ne sont pas fixées, où je ne fais rien d'autre que donner forme à mes doutes en reliant des situations critiques qui, par moments, pourraient reconnaître leur dette envers certaine thérapie institutionnelle, au sens guattarien, l'interview étant un format institutionnel qui cadre un sujet. Mon travail consiste à dresser une petite phénoménologie de la transversalité fragilisée, fondée sur des schémas flexibles qui me permettent d'interroger des moments précis de l'existence des personnes, au niveau territorial, humain, politique, philosophique. Je reconstruis la parole de sujets qui sont dans les marges de la production sociale. Parole qui témoigne douloureusement d'une incroyable intelligence affective, dans ses lapsus, ses silences, ses délires régulés et activés par une machine de production désirante.
Dans Si c´est elle, quand trois hommes parlent d'une femme qui n'apparaît jamais à l'écran, ce qu'ils expriment c'est l'impossibilité de parler d'elle ailleurs que sur le terrain de la fiction, de la perte. Apparemment, je leur fournis les armes qui leur permettent de construire cette femme, qui en réalité n'est pas à l'image mais qui s'insinue dans les discours et, très vite, cette évocation ressemble à un secret de Polichinelle : c'est la mère.

JPM : La mère, dans ton travail, est comme un signifiant vide, qui signale la dimension du trou autour duquel tu organises tes lois de montage. Il n'y aurait pas maternation de ton image s'il n'y avait, à l'origine, détermination matricielle des cartes comme condition graphique de fixation de flux, dans une temporalité déterminée.

IWM : Les cartes avec lesquelles je travaillais était d'anciennes représentations de l'Amazonie, avec une inscription portée : terrain inconnu. Je prenais la carte géographique de l'Amazonie avec ce terrain inconnu, qui, graphiquement, était un vide ayant l'aspect d'une tache et je plaçais sur cette tache un signe que je reliais à son tour à la représentation de certaines maladies. Mais peut-être faut-il associer deux notions regroupées sous le terme de terrain. Je fais référence au lien qui s'établit entre terrain inconnu et terrain vague.

JPM : Au début de ton travail, au moment de ton passage par la bibliothèque, de quelle façon associais-tu le terrain inconnu et la représentation de certaines maladies ?

IWM : Ça a à voir avec le contenu même des livres : je travaillais sur des documents cartographiques et d'autres documents provenant de livres de médecine. Ma relation entre ces éléments était de nature purement graphique. Les reproductions médicales étaient des cartes reproduisant ce qui m'apparaissait comme un trou noir subjectif. Un registre de l'état de détérioration d'une situation déterminée. L'association était dictée par la proximité de contenus des matériaux, et surtout la proximité physique, administrative presque, puisque j'étais là, dans cette bibliothèque, et que j'y manipulais des données, des fiches, des images, des cartes.

JPM : Dans la même bibliothèque ?

IWM : En effet, dans la même bibliothèque, comme s'il s'agissait d'un cabinet de curiosités. Je regardais les illustrations médicales et ces images ressemblaient à des cartes géographiques.

JPM : S'agissait-il d'illustrations chirurgicales ou bien d'agrandissements de cellules ?

IWM : Il s'agissait d'agrandissements de cellules cancérigènes. Ce qui en faisait des références quasi abstraites. La tache devenait le lieu d'agression du sujet, tant sur la carte que sur l'illustration médicale. De sorte que le mieux était de photocopier l'image pour conserver et stocker la référence d'un point de vue affectif - je veux dire dans le sens de ce qui m'affecte -, non pas sur le plan émotionnel mais parce que cela me déconcerte, m'interroge, comme le trou noir de la carte, qui m'oblige à aller au-delà de la question.

JPM : Tu te réfères toujours, métaphoriquement, au trou noir ?

IWM : C'est ce qui se produit, parce que quand on me demande comment je réalise mes interviews, on pense toujours à l'interview journalistique. Je réponds que je ne suis pas journaliste, ni documentaliste. Au fond, d'un côté, je déconstruis la rhétorique de l'interview journalistique et, de l'autre, je me mets à distance du travail classique du documentaliste : c'est ma présence évidente dans le cadre qui modifie les conditions d'énonciation de l'interviewé. Il y a pléthore de critiques et d'autocritiques sur ce sujet. J'ai étudié comment, à partir de la pratique artistique, démonter le microfascisme des médias, ses normes et ses méthodes en donnant une visibilité complexe à une certaine urgence, qui est ce qui détermine ma propre position dans un tissu polémique habité par des sujets relégués.

JPM : Les sujets relégués mettent l'accent sur les histoires résiduelles. Or ta façon d'interroger définit la part de résidualité des histoires dans laquelle tu impliques tes interlocuteurs. Je me répète sans doute : tes questions sont bienveillantes. Tu offres au sujet un espace d'accueil amoureux pour des paroles entravées par le système. Ici me vient à l'esprit une citation de Guattari, rapportée par François Dosse, dans sa Biographie croisée, et qui me semble très juste par rapport à ta méthode : « Il y a un seuil sous lequel il n'est pas possible de s'installer dans le déréel de l'histoire ; il existe un réalisme résiduel de l'histoire ». Les hommes font l'histoire ; mais surtout ils la parlent.
Surtout, ils la parlent. L'exemple de Si c´est elle est particulièrement sig-nificatif à cet égard. Je m'interroge sur l'existence du trou résiduel à partir duquel se construit cette histoire en provenance d'une zone de non-savoir où l'image de la femme (matrice du récit) n'apparaît pas mais est portée par la voix des interviewés, la voix de l'autre comblant le vide.

IWM : Tu as parfaitement raison quand tu te réfères à la méthode de collecte des histoires résiduelles. Cependant, les images sont ce que l'autre décide d'en faire. Les hommes racontent l'histoire, prennent la décision de parler l'image, depuis la banalité, le quotidien, mais c'est le quotidien de leur abandon. C'est le cas dans Portrait oblique.

JPM : Sprungli schoki ?

IWM : Exactement. Cela tient au lieu où se trouve Sprungli :

Paradeplatz, là où sont les banques. Il est intéressant d'aller aux toilettes de cet arrêt de tram ; c'est une zone de voûtes des banques, un souterrain où tout est couleur d'or. Beaucoup de gens ignorent qu'il y a ici des lingots et quand tu vas aux toilettes, tu te retrouves plongé dans de l'or. En se baladant dans ce quartier, mon frère s'est arrêté devant une vitrine de chocolats pralinés. Les personnes dépressives recherchent le sucré. Alors, il est resté là, à regarder ces chocolats de luxe. La police arrive, et lui demande son passeport. Il y a quelque chose de pervers dans la relation entre le chocolat, la vitrine, la douceur du pays alors qu'en réalité le chocolat est également amer, excrémentiel aussi ; c'est du cacao, c'est du caca. Quand mon frère raconte cette expérience dans la vidéo, c'est ce rapport-là qu'il établit. Ça lui a fait mal que la police lui renvoie que son corps n'était pas suisse. On voit que c'est un clochard, il n'est pas propre, il n'est pas fin, il est gros et il leur tend un passeport rouge avec une croix blanche dans lequel est écrit son nom : Hans Rudolf Wildi. La police rit, croyant à une blague. Lui, il dit qu'il n'est nulle part, flou pour la société et pourtant qu'il est ici présent. À partir de cette situation de parole, il crée une image assez juste de la réalité, où il y a fiction du réel au travers de ce que, lui, est.

JPM : L'endroit où tu réalises l'interview, c'est un trou noir, comme l'Amazonie sur la carte !

IWM : Ce lieu - en particulier - c'est un lieu où vivent des gens qui sont depuis des années dans la rue, des gens qui sont en dehors de la société. Disons qu'ils ne sont pas « normaux », or ce sont des gens très intelligents - j'ai pu m'en rendre compte après les quarante-quatre interviews que j'ai réalisées dans ce lieu. J'ai eu le grand honneur et le plaisir de les connaître et ils m'ont beaucoup appris, notamment par leurs positions et leur attitude critique face à la société « normale ». Beaucoup d'entre eux étaient anarchistes. Ils sont dans une situation très compliquée parce qu'on les paie pour rester immobiles. Eux voudraient être ailleurs, faire autre chose. C'est à partir de leur capital culturel qu'ils vont construire des réponses individuelles, qu'ils vont agir tout en sachant qu'on peut les maintenir inactifs et qu'ils peuvent spéculer sur l'imposture de cette inactivité. Les établissements hospitaliers tels qu'ils sont conçus ne sont guère propices à des situations de critique institutionnelle.

JPM : L'établissement produit de la prise en charge, de la même manière que tu produis de la prise de vue, aux frontières de la citoyenneté.

IWM : Avec les médicaments, les hôpitaux t'enlèvent ton pouvoir. Mes interviews constituaient un contournement existentiel ; un compromis complexe qui transformait la prise de vue en une prise de parole.

JPM : Tous tes interviewés sont en situation précaire, mais ils ont été auparavant cadrés dans leurs conditions d'énonciation. Je le vois dans ces hommes que tu interroges sur cette femme ; en vérité, ils sont hors du cadre de la conjugalité qui les attraperait et leur permettait d'être avec la femme ; ils te parlent à partir d'un état de suspension.

IWM : Nous parlons de la mère ! Nous parlons de la femme unique !

JPM : Pour parler de la femme unique ils doivent reproduire une fiction de langue unique, qu'ils ne peuvent moduler qu'en étant hors de chez eux.

IWM : Moi aussi je suis dehors ! L'interview est un acte ins-titutionnel qui se situe à la frontière de son désarmement comme dispositif d'agression.

JPM : J'insiste sur le fait qu'ils sont hors de chez eux, que les immigrants sont hors de chez eux, c'est-à-dire que tous tes objets de travail sont dé/logés, dé/mariés, ils n'ont pas de foyer, pas de toit.

IWM : Face aux sujets que j'interviewe, je suis prise dans l'engrenage hospitalité/hostilité ; étant donné que je suis déterminée par le système des thèmes, des valeurs, des systèmes géopolitiques de valorisation des images, etc.

JPM : Ta façon d'interroger les gens ne ressemble guère aux questions de type policier des interviewers de presse, qui, lorsqu'ils te tendent un micro, te condamnent à la réclusion dans leur langue, leur question contenant la réponse implicite dans la forme même de son énoncé. Toi, tu offres l'hospitalité.

IWM : Je suis déterminée par la structure de mon travail, qui, dans son mouvement, m'enlève, me consume, m'arrache à mon territoire et me déstabilise en tant que chercheuse qui occupe la première ligne de tension de la chaîne de parole. Ce qui m'attache à ce travail, c'est sa relation avec la périphérie du pouvoir, de sorte que je ne peux travailler que dans une ambiance de confiance mutuelle. Je ne sais pas si je m'exprime bien, mais je donne aux gens la possibilité d'exprimer leurs moments apparemment les moins significatifs à propos d'une question précise. Cela implique que je sois attentive aux lapsus, aux temps d'arrêt, aux digressions et aux failles du discours. Quand je m'adresse à mon frère et que je lui demande ce que pensent les gens quand il parle en espagnol, en réalité, c'est là une question qu'il se pose lui-même tous les jours.

JPM : Tu emploies en français le verbe s'adresser. Traduit littéralement en espagnol cela donne dirigirse a. Cela n'a pas le même poids. En français, par homophonie partielle, nous nous approchons du mot domicile. C'est comme si tu disais que tu élis domicile dans la langue de ton frère ; sa langue est ta demeure temporaire. Paradoxalement, celui qui manque de lieu est celui qui te materne.

IWM : Le paradoxe réside dans le fait qu'il me faut recourir au maillon perturbé de mon frère pour reconstruire la chute du récit filial. La vérité est toujours politique de la vérité. J'ai lu ça quelque part. La vérité n'est jamais là où on l'imagine. Mon frère n'est jamais là où on l'attend ; ses possibilités de fuite se jouent dans un très petit espace, avec une totale économie de mouvements. En Suisse, très peu de personnes ont abordé ces thèmes. Peut-être les trouve-t-on peu intéressants. Au sens strict, seuls peuvent les aborder ceux qui les comprennent.
J'ai beaucoup appris de ma professeur Ursula Biemann. Elle m'a ouvert les portes sur les sujets que je voulais approfondir et elle m'a donné de l'assurance dans mon travail, en m'indiquant les textes de référence sur lesquels je pouvais m'appuyer. J'ai eu la chance qu'elle m'ouvre un champ vers la théorie et l'analyse critique. Particulièrement sur ce qui se passe dans les cartes mentales de ceux qui sont en situation d'immigrants illégaux.

JPM : Dans Les invisibles les sujets parlent en situation de menace, à partir de la crainte d'être déplacés.

IWM : Comment pourraient-ils avoir peur d'être déplacés s'ils ont déjà été déplacés ? Silvia Bächli m'a dit quelque chose d'exceptionnel à ce propos. Quand j'ai exposé à Aarau, Silvia, dont j'apprécie beaucoup la réflexion à l'oeuvre dans son travail, m'a dit : « Le plus intéressant chez ces personnes, c'est qu'elles se tiennent droit, elles sont dressées et se confrontent à l'image, elles sont debout et affirment leur différence, elles sont déplacées mais savent qu'elles n'ont pas d'autre lieu ». Ce constat m'a paru très lucide. Cela m'a amené à penser que la vidéo leur donnait un lieu. Ils sont là, fragiles, dans l'interview, mais ils y sont et ce sont eux qui me soutiennent. C'est comme si résidait dans la parole le degré minimum d'institutionnali-sation du lieu.

(Interview traduit de l'espagnol par Dominique Monteau)

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Ingrid Wildi