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L. B.: Tu reçois cette année le Prix Meret Oppenheim, après avoir,
en vrac, été invité au Art Masters de Saint-Moritz, fait récemment la couverture du magazine Artforum, transformé la production du verre de Murano lors d'une récente édition avec un maître-verrier vénitien, vendu la décoration annuelle d'un arbre de Noël au profit de la nouvelle Kunsthalle de Zurich, et figuré comme ‹ hôte d'honneur › au Swiss Institute de New York - y vois-tu une corrélation, comme une marque de reconnaissance, par exemple ?

J. M A.: C'est toujours un bel exercice de chercher des corrélations et des correspondances, mais rien de tel n'est vraiment signifiant, sinon pour celui qui les cherche. Tout d'abord j'ai cru recevoir le Prix Pestalozzi ; quelle ne fut pas ma surprise d'apprendre qu'il s'agissait du Prix Meret Oppenheim ! Une femme impressionnante au demeurant, que j'ai rencontrée à plusieurs reprises.
Dans la liste que tu cites il y a de vrais prix et de faux prix, des accomplissements et des faux départs ... Au Swiss Institute, je suis un appeau pour les donateurs et c'est certainement un accomplissement, à Saint-Moritz on me parlait d'une maîtrise que justement j'essayais de faire perdre au spécialiste du verre à Murano et j'ai toujours considéré l'art de la décoration de Noël comme une activité très sérieuse. En outre, ce prix, celui qui nous réunit pour cette discussion, est donné à une oeuvre qui ne cesse d'échapper à son auteur, voire qui pourrait un jour m'apparaître, dans un délicieux moment d'oubli et de confusion, comme celle d'un autre. Autrement dit, la récompense est double. Au moins ...

L. B.: Tu fais référence ici à ton souhait, souvent affirmé, que ton oeuvre t'échappe tout à fait. N'est-ce pas là un héritage de ta pratique collective, au sein du groupe Ecart et dans la lignée de Fluxus, où l'affirmation d'un principe d'équivalence entre le fait et le non-fait, le bien ou mal fait, venait faire doublure à différents jeux d'identité propres aux collectifs et à la performance, genre que vous pratiquiez alors volontiers ?

J. M A.: Le ‹ paradigme performatif › que tu convoques ici, articulé autour d'une partition, d'exécutants, d'un temps et d'un lieu, a certes marqué les années 1960 et 1970, les miennes comme celles de beaucoup d'artistes, mais je pourrais dire que cette question s'applique tout autant à mes productions des années 1980 ou 1990 : les pois de telle ou telle peinture ne m'appartiennent pas plus qu'à Picabia, Larry Poons voire Damien Hirst ... S'il y a bien un auteur et une historicité à ces formes, l'identité de celui-ci et les caractéristiques de ces dernières ne suffisent pas à qualifier ou expliquer l'oeuvre. On peut trouver également un écho de la musique d'ameublement de Satie dans mes ‹ Furniture Sculptures › ou évoquer tel ou tel artiste constructiviste pour expliquer la peinture qui marque le dossier d'un fauteuil ou sur le panneau apparié à tel meuble et l'on aura, à la fois, tout et rien dit ...

L. B.: Tout de même, on aura pointé un système de références dans lesquelles ton oeuvre opère ou, plutôt, comme je l'ai affirmé à plusieurs reprises, que ton oeuvre convoque, justement, pour mieux les annuler, les mettre à niveau. Et, par ce biais, on aura qualifié, peut-être, l'une des dimensions de l'économie propre à ta pratique.

J. M A.: Ce qu'il y a de bien avec la critique d'art, quand elle est faite avec intelligence, c'est qu'elle fonctionne pour beaucoup plus d'un artiste ; tu pourrais donc appliquer ce que tu viens de dire à un nombre relativement important d'artistes de ma génération ou de la tienne.

L. B.: Soit, mais plus encore que la présence dans une oeuvre de telle ou telle modalité, forme ou structure, c'est dans la séquence des oeuvres qui constituent une pratique que l'on peut lire les traits constitutifs de cette dernière. Or, de ta pratique post-Fluxus avec Ecart, à ta capacité actuelle de construire ce que j'appellerais des ‹ expositions-mondes › (car omnivores vis-à-vis des effets, médias, dispositifs, etc.), en passant par ton inclusion dans le mouvement ‹ néo-géo › et tes ‹ sculptures d'ameublement ›, précisément, il y a un certain nombre de principes récurrents : systèmes enchâssés de références contradictoires (high/low, art/décoration, etc.), délégation de signature par appropriation d'éléments allogènes, brouillage des signes, etc. Une formidable machine à équivalence, visant à la confusion des codes, mais construite sur une connaissance encyclopédique des vocabulaires empruntés ou détournés, une maîtrise qui peut se permettre de lâcher prise ...

J. M A.: ... n'en jette plus ! Je crains que tu n'aies relu, en guise de prépara­tion à cet entretien, mes discussions avec Parker Williams. Il est vrai, dans ce que tu dis, que les échelles ne cessent de varier, que les dispositifs ont tendance à se dédoubler et que les choses, parfois, se compliquent. Même si je pense en réalité exactement le contraire : après ma récente expérience de voyage vers d'autres univers (ce que d'aucuns auraient pris pour une expérience limite ou transcendentale), je crois que tout est extrêmement simple. On a les mains dans la pâte de verre pour réaliser des sculptures telles que celles que tu as vues au Guggenheim de Venise cet été ; on respire les fumées des divers pots que l'on verse sur les toiles servant aux ‹ Pour Paintings › et dont résultent les ‹ Ponds ›, sortes de lacs artificiels et picturaux recueillant les scories des toiles précitées qui seront à l'honneur chez Andrea Caratsch fin août ; et l'on échafaude les pires plans d'accumulation de pièces surdimensionnées pour la reprise de None of the Above, transformée en All of the Above, pour le Palais de Tokyo cet automne. Autant de gestes différents qui trouvent leur propre logique dans l'aboutissement du projet ...

L. B.: On peut néanmoins voir se dessiner une certaine continuité entre tes expériences curatoriales au MAMCO, à la fin des années 1990, telles que Don't do it et Ne dites pas non, avec leur ‹ mésusage › d'oeuvres de différents artistes, et la ‹ reprise › de l'exposition d'Olivier Mosset à la Galerie Caratsch, voire ton projet avec Jacques Garcia au Centre Culturel Suisse de Paris. Plusieurs variantes d'une forme d'appropriation s'y trouvent en effet jouées simultanément.

J. M A.: Dans tous les cas que tu mentionnes, le sujet de l'exposition est, entre autres, le principe même de l'exposition. Au MAMCO, les deux projets investiguaient le principe fragile de la thématique d'exposition qui invite les oeuvres à comparer leurs affinités naturelles, en exagérant l'intelligence de ces comparaisons. Le jeu voulait que sur une thématique relativement maigre on pût établir un effet qui fasse sens au-delà de la démonstration programmée. En exposant, par exemple, dans une salle couverte d'une peinture murale à pois des peintures abstraites géométriques constituées de pois (Don't do it), on a recours à un artifice extrêmement maigre ; et, paradoxalement, on peut produire du sens au-delà de l'énoncé qui étayait le projet au départ. L'oeuvre n'est intelligente que quand elle l'est plus que l'artiste qui la conçoit. C'est finalement le seul piège qui m'intéresse et il a l'avantage de ne jamais pouvoir être contrôlé. Avec Ne dites pas non, le même principe est poussé à l'absurde dans la mesure où le schéma de l'exposition est le seul argument mis en place : trois salles côte à côte suivent exactement le même énoncé, soit un inventaire et une géographie d'accrochage équivalents. Le matériel ‹ de remplissage › est fourni, par exemple, par les réserves du musée. Les équivalences entre les oeuvres d'une salle à l'autre sont fournies par des descriptions sommaires, du type catégorie d'oeuvres, taille, sujet. D'une salle à l'autre, les pièces d'auteurs différents sont placées dans une disposition identique ; ce sont les seuls critères de mise en place et, malgré cette mise à plat, l'opération produit un ensemble, une ‹ oeuvre ›, fondamentalement différent(e). Il en découle que finalement, avec rien, il semble que l'on produise quelque chose sans qu'on soit certain que ce soit bien plus ...

L. B.: Dans tes projets plus récents, à la galerie Caratsch et au Centre Culturel Suisse, l'idée de ‹ signature › joue un rôle plus central.

J. M A.: Il semble que je sois plus clairement l'auteur de ces expositions, alors que, paradoxalement, mon rôle, au départ, est encore plus distancié. Quand je réalise une exposition personnelle qui est composée exclusivement de l'exposition précédente dans la galerie Caratsch, je ne fais rien d'autre, dans le fond, que de célébrer, d'une part, le fait que l'exposition est un instrument de perception et, d'autre part, que ses outils en définissent le sens. Ici, du moment que c'était une exposition de moi, ce n'était plus une exposition d'Olivier Mosset, alors que l'accrochage et les toiles n'ont pas changé. Ce genre de démonstration fut souvent réalisée auparavant et, significativement par Olivier Mosset lui-même.
En déplaçant de quelques centaines de mètres la peinture murale qui orne les murs de la grande salle de la Kronenhalle de Zurich, en la reconstituant dans la galerie d'Andrea Caratsch et sans y rien ajouter, on joue d'une autre manière la partition de la ‹ prolongation › de l'exposition d'Olivier Mosset. Ici on peut voir un effort pictural emblématique du restaurant dans le contexte d'une galerie d'art ; un effet du moins certain
que cela produit, récurrent dans l'art, c'est l'effet de ‹ déjà vu ›, car, finalement, l'art se résume souvent à l'impression d'avoir déjà vécu la situation ou vu l'objet, si ce n'est le sujet, auparavant.
Ce principe de délégation, qu'on s'accorde à dire qu'il m'est cher, est assez joliment célébré dans l'exposition Jacques Garcia au CCS de Paris. Dans ce cas, le jeu était bien simple : invité par Nicolas Trembley à réaliser une expo­sition monographique, j'y ai vu l'occasion de réaliser un projet qui me tenait à coeur depuis longtemps. Une exposition, même la plus vide, produit toujours un décor. C'est l'expérience primaire qu'elle produira toujours. Il m'apparaissait dès lors comme naturel d'inviter un architecte d'intérieur ou un décorateur à produire l'exposition selon ses propres critères. Et, par conséquent, de l'inviter à occuper l'espace comme il l'entendrait, sans la moindre indication ou limi­tation de ma part, si ce n'est que, par définition, il produisait là mon oeuvre intégralement. C'est une position, par ailleurs, où le décorateur a l'habitude de se trouver ... A Paris, je suis entré en contact avec Jacques Garcia, que je ne connaissais pas, et l'ai invité à utiliser le lieu comme bon lui plairait, sachant qu'ainsi il produisait une exposition qui était mon oeuvre. Il n'avait aucun programme à remplir et je n'ai pas suivi l'élaboration du projet avant le vernissage.

L. B.: Les nouveaux projets que tu développes s'inscrivent-ils toujours dans cette perspective de report de signature, délégation et appropriation ? Ou s'agit-il d'un moment particulier dans ta pratique ?

J. M A.: Il arrive un moment où l'on se rend bien compte que ce que l'on a fait il y a quarante ans n'est pas très différent de ce que l'on va faire dans quelques années. D'aucuns construisent une narration dans l'évolution de l'oeuvre d'un artiste ; c'est utile pour les conteurs - et donc pour les historiens d'art. Je ne suis pas certain que les auteurs aient grand chose à voir avec tout cela, même si certains ont sans doute besoin des effets présupposés d'un tel développement. Donc, je ne suis pas loin de dire que l'on fait toujours la même chose - même si, souvent, je ne crois pas ce que je dis. La radicalité de certains artistes les a conduits à produire effectivement toujours la même chose. Il en découle alors souvent un effet de programme. Il y a de bons programmes. Quand je me trouve devant le moment de produire une nouvelle oeuvre ou une nouvelle exposition, inévitablement, une voix s'élève et dit : ‹ encore ! › J'en conclus, alors que je ne sais pas la lire, que c'est toujours cette musique qui me pousse de l'avant. Je n'irais pas jusqu'à prétendre que mes prochaines oeuvres ou expositions sont effectivement des ‹ bis ›. Et pourtant ?!
Par ailleurs, il est évident que j'ai un malin plaisir à produire de fausses pistes, que je finis par suivre moi-même. Les pièces sur lesquelles je travaille actuellement fournissent des chapelets de fausses pistes : des têtes de mort en cristal, des guitares électriques, une couronne d'épine en or, peut-être un clown décapité ... Tout cela semble bien entendu vouloir dire quelque chose ; en fin de compte, je n'y suis pour rien. Je ne peux y être pour rien et c'est d'autant mieux, car ce que cela peut bien vouloir dire à l'heure où je te parle, voudra forcément dire autre chose dans une heure, dans un mois, et dans des siècles et des siècles. Il fallait en arriver là.

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John M Armleder