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L. S.: Que représente le prix Meret Oppenheim pour vous ?

P. D.: Il représente beaucoup. C'est une forme de reconnaissance pour le travail que nous avons accompli jusqu'à présent dans un milieu professionnel somme toute assez dur. Je le vois vraiment comme un cadeau.

I. L.: C'est un grand honneur de recevoir un prix décerné par une institution publique et de plus par un jury dont on ne connaît pas personnellement les membres. Pour une femme, recevoir un prix qui porte le nom de Meret Oppenheim renforce encore l'émotion.

L. S.: C'est un prix fédéral. Il s'agit donc d'une reconnaissance institutionnelle.

P. D.: La Suisse est une entité assez abstraite. Le prix l'est donc aussi. Mais, en même temps, il faut reconnaître que la culture, que l'art ou encore l'éducation, ne peuvent exister sans une forme de reconnaissance publique. C'est sous cet aspect-là, je pense, que l'Etat doit exister.

I. L.: C'est une reconnaissance publique pour une génération d'architectes engagée, qui s'est posé des questions aussi bien au niveau théorique qu'en termes de projets, et qui a voulu le transmettre dans l'enseignement.

L. S.: Contrairement à d'autres prix, le prix Meret Oppenheim honore un ou deux architectes parmi plusieurs artistes. Cela pose une série de questions. La première concerne la conception de l'architecture comme art. Quel rapport entretiennent aujourd'hui art et architecture ?

I. L.: L'enseignement de l'architecture en Suisse se fait essentiellement dans les écoles polytechniques. L'aspect scientifique y est dominant, à la fois dans l'enseignement et dans la recherche. La dimension esthétique est donc reléguée en Suisse à nos pratiques professionnelles, privées. Pourtant, l'art et l'architecture sont des disciplines voisines, qui participent les deux du domaine de l'esthétique. Le prix est donc aussi une récompense pour un travail que nous avons mené hors des institutions, en privé.

P. D.: Que ce soit un prix artistique a aussi de l'importance au niveau de la méthode parce qu'il nous force à repenser la fonction de l'architecture par rapport à l'art. La société souvent s'y dérobe. L'architecture n'est que rarement vue comme un art, ou alors uniquement pour des opérations de très grand prestige. Les ‹ bonnes architectures › seraient des architectures à caractère artistique, des architectures flamboyantes. A travers une telle conception de la relation entre art et architecture notre métier perd énormément. En effet, chaque bâtiment, même le plus simple, devrait avoir une dimension esthétique. La question de la beauté se pose toujours. Une façade est belle parce qu'elle est composée d'horizontales, de verticales, parce qu'elle est blanche ou parce qu'elle est noire. Ce sont des considérations esthétiques et non pas techniques.

I. L.: Mais en même temps nous n'aimons pas nous considérer comme des artistes. Nous sommes des architectes.

L. S.: Dans votre pratique cependant, le rapport à l'art visuel est
très présent. Sous quelle forme se traduit-il ?

I. L.: Notre démarche commence en fait autour d'une constellation plutôt littéraire. A la clinique psychiatrique d'Yverdon (2003), par exemple, elle tournait autour de questions telles que : Qu'est-ce que la psychiatrie ? Qu'est-ce que la maladie ? Et puis il s'agit de transposer cette approche plutôt littéraire dans une suite d'espaces, de la matérialiser.
Le processus est donc en son début conceptuel et trouve sa matérialisation à travers la géométrie, en plan et en coupe. A l'intérieur de ce processus de réflexion des liens s'établissent, comme à Yverdon avec Rothko, à l'école primaire de Rolle (2003) avec les grands monochromes de l'expressionisme abstrait, dans le cas de la tour TSR (2009), avec des projets cinétiques des années 60.
Le rapport aux arts plastiques nous permet donc une forme de vérification, de mesure, d'expérience commune. Il n'est pas analogique. Notre méthode n'est pas référentielle. Elle associe : des concepts autant que des choses, de manière parfois intuitive. C'est ce qui peut faire penser à une démarche artistique.

P. D.: Notre monde est constitué de ce que l'on connaît, de ce que l'on sait, de ce qu'on a lu, de ce que l'on a aimé à travers l'histoire de l'art, à travers l'histoire de l'architecture. A certains moments certaines relations entre notre travail et ce monde s'établissent, se concrétisent, se mettent en place. Le béton à Yverdon, par exemple : c'est en même temps Petra en Jordanie, Painted Desert en Arizona et Rothko.
Rothko montre une manière de traiter la surface et de fusionner la couleur. Ce que Rothko fait dans la surface de la toile avec des pigments, nous le faisons dans l'espace et avec le béton. Dans la facture par contre, dans la superposition des couches de béton de différentes couleurs, on retrouve un aspect aléatoire, une maîtrise à l'intérieur de certaines limites, une idée de mesurer le hasard que l'on retrouve peut-être plus chez d'autres peintres. Ce qui distingue cependant l'architecture de la peinture, ce sont les trois dimensions. Quoi qu'il arrive, les angles tournent, la masse est là.
L'oeuvre architecturale devient réelle quand il y a un objet. Comme architecte, on opère dans la réalité, le concret, le visible. Le concept seul n'aurait pas du tout la même valeur. C'est pourquoi l'oeuvre de Giuseppe Pennone nous parle beaucoup, parce que les objets sont présents, construits et qu'ils nous touchent émotionnellement.

I. L.: Et John Armleder nous intéresse, non seulement pour son discours métalinguistique sur l'art, mais aussi parce qu'il opère précisément à l'échelle d'une construction plastique.

L. S.: Une autre relation entre art et architecture concerne les questions de la perception visuelle. En quoi influent-elles votre travail ?

P. D.: C'est un type de réflexion que nous avons développé il y a quelques années déjà, mais avant tout par rapport au cinéma : Qu'est-ce que la perception en mouvement, qu'est-ce que la séquence, qu'est-ce que la vitesse ? Nous avons beaucoup réfléchi à la manière dont la lumière crée un mouvement, ou comment certains mouvements sont captés par l'architecture. Au gymnase de Chamblandes à Pully (1996), par exemple, les bateaux qui passent sont découpés par la séquence des bandes verticales des fenêtres. Cependant, il existe des différences importantes entre le cinéma et l'architecture. Le cinéma juxtapose des séquences. L'architecture ne peut être séquentielle que dans sa conception. Quand on la parcourt à pied, en voiture ou en train, les séquences sont toujours simultanées.

I. L.: Il y a des projets qui participent plus du mouvement, et d'autres qui s'intéressent plus à l'espace. La chambre que nous avions réalisée à Carouge (1990) n'était en fait qu'un simple espace carré avec vue sur jardin. Mais, nous avons travaillé aussi tout l'espace arrière. C'était une autre manière de travailler l'aspect filmique : le corps qui tourne, une présence phonique, un espace enveloppant.

L. S.: Et le regard en mouvement, du train, de la voiture ?

P. D.: C'est plus la perception que nous avons du site que celle qu'on en aurait en voiture ou en train qui compte. Mais il se trouve que dans le cas de notre école de Pully par exemple, l'on ne découvre le site qu'en voiture. En suivant la route du lac, on ne voit jamais le lac, et, tout à coup, il y a une fenêtre qui s'ouvre. C'est ça.

L. S.: Un autre aspect concerne votre rapport à l'image. Vous avez constitué de vos voyages, de vos rencontres, de vos visites une forme de « musée imaginaire ». Quel rôle tient l'image dans votre pratique ?

P. D.: Cette collection, c'est ce que nous sommes, autre chose que ce que nous serions ; ce sont des choses que nous avons appréciées, lues, analysées. Elle nous force à aimer uniquement ce que nous avons vu, ce sur quoi nous nous sommes penchés ; elle nous permet de savoir, ce que nous allons pouvoir transmettre aux autres, et de cadrer, ce que nous allons transformer. C'est comme ça, on sait que ça s'est produit. Hyères - Mallet-Stevens, Barcelone - Mies, c'est comme ça ; l'horizontale, la paroi, la lumière qui passe dessus, une certaine qualité de matière.
L'appropriation par contre n'est pas du tout linéaire. Ce n'est pas parce que nous avons vu un objet dans une certaine situation que nous allons pouvoir le refaire de la même manière. Mais ces images nous permettent de mesurer ce à quoi nous sommes en train de réfléchir. Nous pouvons dire à nos clients, dans quelle direction nous allons, ce que nous cherchons. En fait, ces images nous permettent de communiquer.

I. L.: Et elles établissent une culture commune. Ce sont 10 000 dia-positives, une collection, un herbier, qui constituent un savoir commun. Certaines images restent, d'autres se chargent et se transforment. La photo d'un tombeau mycénien par exemple : c'est une photo que nous avons faite il y a 30 ans. Elle fait penser à la statuaire, elle fait penser à un espace clos, et chaque fois elle s'enrichit. Petit à petit, elle se charge de significations.

P. D.: Elle fait aussi penser à deux minutes de temps de pause, à ce que c'est que la lumière quand il y en a peu, à ce que c'est qu'une forme ronde que l'on voit dans l'ombre. C'est une forme de connaissance. Comme document, une photo n'a pas de valeur en soi.

L. S.: Le sens étymologique de théorie, c'est observer de manière systématique. Ces images forment-elles un corpus théorique, qui guide les recherches dans le bureau ?

I. L.: Pas assez au bureau, plus dans les cours, avec mes étudiants.

P. D.: Mais tes étudiants se retrouvent parfois au bureau ...

L. S.: Ce qui me frappe dans cette collection d'images, c'est leurs origines multiples : Zabriskye Point, un champ de fleurs en Hollande, une strate géologique, un bloc de marbre, le pavillon de Barcelone, un atrium de John Portman, Taliesin West de Frank Lloyd Wright. Quelle est la structure de la collection ?

P. D.: Elle se constitue par rapports associatifs. Un signe se constitue et fonctionne uniquement par rapports associatifs. Et c'est cela que nous essayons de transmettre. La photo d'un champ de tulipes n'est pas une représentation de la nature, c'est celle d'un artefact.

I. L.: Dans notre collection, il y a beaucoup de photos de la nature. Mais elle s'y trouve en tant que construction. Cette construction est soit « naturelle » soit artificielle. De même, l'art nous le pensons aussi comme une construction, en cela il se rapproche pour nous de la nature.

L. S.: Le rapport à l'image serait donc parfois associatif, parfois de forme ?

I. L.: Chaque projet est lié à une constellation de choses, de natures différentes : un tableau, un bout de texte. Faire un projet consiste à mettre ces fragments en rapport. Ce rapport est parfois de forme, parfois de contenu. Nous n'avons jamais voulu déterminer une quelconque hiérarchie entre eux.

P. D.: La construction fonctionne par rapports associatifs. Les objets par contre ont une qualité plastique. Dès lors, la question de l'adéquation est critique. Qu'est-ce qui légitime ces rapports associatifs ? Comment les définir ? En architecture, on est condamné à cela : on doit se légitimer.

I. L.: On se doit de communiquer le processus.

L. S.: Une des caractéristiques du musée imaginaire, c'est d'extrapoler les objets de leur contexte, qu'il soit historique ou géographique. Il y a un aplanissement aussi bien figuratif que littéral. Est-ce cela, le degré zéro dont vous parliez dans un de vos textes ?

I. L.: Etrangement c'est un peu corbuséen dans ma pensée. Les objets ont une réaction poétique, émotionnelle, primitive. J'ai toujours pensé que c'était un degré zéro. Mais dans le texte mentionné, c'est autre chose, c'était une référence à Barthes ...

P. D.: ... le degré zéro de l'écriture. Comment peut-on réduire les choses jusqu'au point où le signe devient minimal, où il n'est plus que signe. A l'époque, c'était lié à une recherche de ces signes minimaux du langage de l'architecture, la fenêtre, la dalle, un matériau, une géométrie.

L. S.: Votre rapport à l'image évolue au cours de votre carrière : d'abord dirigé vers une grammaire sémantique, votre intérêt se déplace vers une grammaire de la construction, et finalement dans vos derniers travaux vous vous intéressez à la dimension atmosphérique.

P. D.: Nous avons toujours eu un intérêt pour la dimension constructive, pour la manière dont les images sont construites. C'est lié à cette idée de musée imaginaire matérialisé. Quant à la question de l'atmosphère, c'est vrai, elle a pris de l'importance récemment. Cela ne veut pas dire que nous ne recherchons pas des émotions à travers les matériaux et la construction, mais l'exploit, la difficulté constructive nous intéresse moins. L'idée de l'atmosphère est productive. Un air rare ou plus sec, froid ou chaud détermine l'idée de l'espace qui va être mis en place.

L. S.: Votre définition de l'atmosphère serait donc double : l'atmosphère comme ambiance et l'atmosphère comme climat ?

I. L.: Certes, nous parlons de climat social ou météorologique. Mais ce n'est jamais immédiat. Jusqu'à présent, nous n'avons pas encore fait de projet, dont l'air serait le sujet. Par contre, le rapport sémantique nous intéresse. A l'école de Cressy (2006) près de Genève, par exemple, les lumières qui illuminent le bâtiment la nuit rappellent le climat qu'il a fait le jour. C'est une autre idée de mouvement en architecture. Le bâtiment est réactif par rapport au climat.

P. D.: Il y a quand même une différence entre le climat et l'atmosphère. À Cressy, l'ambiance change radicalement la nuit quand le bâtiment est tout bleu et que la seconde suivante, il est tout doré, tout rouge. C'est vraiment une sensation corporelle et spatiale qui donne une atmosphère changeante à l'espace public.

L. S.: Dans certains projets cependant la question du climat ne reste pas métaphorique. A Payerne, par exemple, votre rénovation a permis une meilleure isolation thermique.

P. D.: Payerne (1998) était un premier pas vers cette alliance entre double peau en verre, et réactivité au climat, signe du temps et communication ludique. Cressy a suivi dans cette même veine. Mais, plus importante dans cette approche est la bibliothèque du Fleuret (1999). Là un processus intégratif complet a opéré. La structure en béton armé apparent de grande dimension, associée à l'enveloppe vitrée et filtrée par les tissus de bronze, régule un climat unique et naturel, de jour comme de nuit. Les clapets et la position des volets en sont le signe minimal.

L. S.: Le rapprochement entre art et architecture énoncé au début a cependant aussi une autre dimension. C'est la réduction de l'architecture à un problème visuel et l'architecte au rôle de plasticien, d'imagiste. C'est une vision de l'architecture défendue, paradoxalement, tant par les entrepreneurs que par les médias, tant par les institutions politiques que par le public.

P. D.: L'architecte comme façadier ? Cette conception de l'architecture nous la réfutons. Mais je ne sais pas comment lutter contre cette évolution. Dans les faits, nous essayons de gagner nos projets sur la base de nos compétences, qui ne concernent pas uniquement la façade, qui ne sont pas uniquement du domaine de l'image. Au contraire, il s'agit de savoir comment organiser un programme, comment distribuer les volumes. Dans notre projet pour Philip Morris (2007) par exemple, il s'agissait d'interpréter le programme donné, de comprendre l'idée du bureau type et de l'exprimer finalement dans la façade. Certes avoir en façade une trame de 4m plutôt que 1,2 m nous arrange, mais son expression est fondamentalement liée à l'organisation de l'espace qui la détermine. Lorsque l'on planifie un bureau ou une école, il s'agit de donner une réponse à un usage précis.
Si l'architecte devient façadier, dans 10 ans, il n'y aura plus d'architecte. Il n'y aura plus que des plasticiens, et on y perdra énormément. En France, nos clients ne nous demandent pas de plan, puisqu'il est fait par les ingénieurs ! De même, dans le cadre du logement social en Suisse, les plans sont donnés. On exige éventuellement de l'architecte, si c'est un projet urbain, de dessiner une façade. Dans les deux cas, les maîtres d'ouvrage se trompent. Lorsque nous nous plongeons sur un problème de logement, nous sommes capables d'apporter une plus-value d'au moins 10 % - et ce n'est pas rien - tant sur le plan économique, que sur le plan qualitatif. L'architecture, ce n'est pas une surface, un plan ou une façade. Pour répondre à l'usage, l'on doit penser le plan avec son élévation. Ce qui distingue l'architecte de l'ingénieur, c'est qu'il pense en trois dimensions. Mais effectivement, à travers le regard des médias, l'architecture est rendue plane.

L. S.: Somme toute, un prix d'architecture décerné par l'Office fédéral de la culture serait plus approprié, mais aussi plus courageux et juste.

P. D.: Oui, certainement. Aujourd'hui, il serait très porteur.

L. S.: Votre propre conception du métier d'architecte est à l'opposé d'une telle fragmentation de la discipline. Elle va de l'enseignement à l'écriture, à la rénovation, à l'urbanisme et à la politique. Vous avez débuté votre carrière par des recherches en histoire de l'architecture, à Rome.

P. D.: Sortis de nos études, nous ne savions rien. Rome nous a donné deux ans pour lire, pour réfléchir.

I. L.: A Rome nous avons travaillé sur Santa Maria della Pace, dont l'architecte, Pietro da Cortona, est peintre. La visualisation du projet futur par les moyens de la perspective est donc au centre de son architecture. L'image permet la visualisation idéale, par contre la question de l'intégration dans le site se fait dans le plan. La géométrie permet de construire une image dans un contexte précis.

P. D.: Plus tard, cette étude sur la géométrie et le dessin devait prendre une grande importance dans notre travail. Certes la compréhension de la perspective comme forme symbolique, on la connaissait sur le plan intellectuel. Mais on ne la connaissait pas dans sa dimension physique et matérielle. Aujourd'hui encore, quand nous cherchons des effets visuels, nous savons comment les traduire en dessins géométriques. C'est comme pour un écrivain : Il sait exactement ce qu'il faut écrire pour faire pleurer le lecteur.

L. S.: Un autre mode de réflexion est la revue FACES que vous fondez en 1985. Est-ce que FACES vous permettait un point de vue extérieur sur votre pratique ?

P. D.: Pour être précis, nous n'avons pas fondé la revue, mais l'avons rejointe en 1987 pour le no 7. Nous avions peu de distance par rapport à FACES. Il s'agissait plutôt d'une couche de plus dans notre réflexion.

L. S.: A travers FACES, avec des numéros sur Braillard, Le Corbusier, Tschumi ou Saugey vous découvrez aussi le patrimoine moderne en Suisse romande.

I. L.: Ce n'était pas un travail patrimonial. Il s'agissait de parler de quatre ou cinq protagonistes d'intérêt et de comprendre leur conception de l'architecture ; donc de faire un choix et pas un relevé systématique égalisant. Il y avait certaines positions qu'il fallait comprendre. Ce que nous cherchons à connaître, ce sont les expériences spatiales et constructives. Les numéros historiques étaient donc un travail sur le langage moderne et sa matérialisation.
P. D.: Ce qui nous intéressait par exemple chez Saugey, c'était moins le personnage ou sa pensée, mais les quelques bâtiments qu'il fallait sauver, qu'il allait falloir restaurer, transformer à l'avenir. En ce sens, ce n'était pas du tout un travail systématique d'historien. De même, lors de la transformation des bains de Bellerive Plage à Ouchy, ce fut fabuleux de découvrir que Piccard en Suisse allemande quelques années plus tôt, avait conçu des écuries extrêmement fonctionnelles pour des vaches et qu'il avait appliqué le même principe d'organisation pour les vestiaires de la piscine. Ce genre de connaissances nous a permis de dire à nos clients pourquoi il fallait préserver certains éléments, ou comment il fallait agir en d'autres endroits.

L. S.: Quel rôle ont ces projets de rénovation dans votre pratique ?

P. D.: Ce sont des projets à part entière, parce qu'une rénovation redonne 25 ans de vie à un bâtiment. Elle lui donne un nouveau sens. Mais il y aussi beaucoup de rénovations où nous avons recherché une rénovation à expression identique, par exemple pour le béton des bains de Bellerive, ou celui de l'aula de l'EPFL. Pour y arriver, il faut beaucoup d'intelligence et beaucoup de savoir technique.
I. L.: Ce sont cependant deux objets de qualité exception­nelle. Ils étaient fortement dégradés. Leur sauvetage, puis le choix d'en faire un projet de restauration dans le sens le plus strict a été déter­minant. Ce choix les a rétabli dans une avant-garde de leur temps, qui les a fait paradoxalement entrer dans un débat contemporain : Saugey comme un objet de la déconstruction, Tschumi comme un objet du minimalisme structurel. En ce sens nous avons décidé - par le projet - d'en faire des pièces contemporaines. Heureusement, nous n'avons pas dû travailler sur la restauration d'un patrimoine de deuxième catégorie.
P. D.: Par contre, nous avons travaillé sur des objets plus banals de la modernité. Par exemple Payerne (1999), la Tour TSR, ou encore la rénovation du collège de Pully (1996-97), un de nos premiers projets de rénovation, qui a un parti pris radicalement différent. La rénovation de la façade a été le prétexte pour un nouveau projet de façade. Entre autres, nous avons pu mettre en place des nouvelles technologies de ventilation naturelle.

L. S.: A contrario, chaque projet nouveau est un projet de rénovation, de réhabilitation, de transformation, de modification.

I. L., P. D.: Oui, tout à fait.

L. S.: Cette conception est cependant à l'opposé des tendances actuelles : D'un côté, protection du patrimoine et de l'autre architecture.

P. D.: La pure restauration se confronte au problème de la restitution de choses qui n'existaient plus. Comment est-ce qu'on les refait ? Ceux qui pensent que le patrimoine n'a pas besoin de projets sont voués à l'échec. Un bel exemple est la cathédrale de Lausanne. Il ne peut y avoir de reconstruction « scientifique » dans un bâtiment, dont seulement quatre pierres sont d'origine. Toute reconstruction est donc spéculative : ‹ culturalisée ›.

I. L.: C'est la même chose pour l'immeuble Clarté. Il est vrai que depuis que l'immeuble est classé, tout le monde veut une recon­struction à la ‹ Le Corbusier ›. Strictement et au-delà du bon slogan, cela est impossible. Ce n'est pas sérieux. Dans notre intervention à l'immeuble Clarté de Le Corbusier, il y a eu une part de reconstruction, mais aussi une autre d'invention.

P. D.: Nous n'avons pas reconstitué du ‹ Le Corbusier ›, parce que c'est impossible. De même la distinction explicite des nouvelles parties ou des parties reconstruites de celles originales, est peu propice. Nous nous sommes toujours dit qu'il y a un réel projet à faire, et c'est à cette aune que la rénovation se mesure. Bien sûr, l'intervention doit être ancrée sur le plan scientifique, mais c'est un projet, et c'est comme projet qu'elle doit être jugée. Ce serait très naïf que de croire le contraire.

L. S.: Un autre domaine de votre pratique est celui de la politique, que ce soit au niveau institutionnel au sein de la Fédération Suisse des Architectes (FAS), ou au niveau académique comme professeurs d'architecture. Quel est le rôle politique de l'architecte ?

P. D.: Notre engagement dans ces institutions a commencé à notre retour à Genève (en 1984), à travers le groupe de la Société des Ingénieurs et Architectes (SIA) de Genève. Nous souffrions du manque de débat entre l'école et son enseignement académique d'un côté, et de l'autre la profession, qui bétonnait. Nous avons utilisé la SIA pour organiser un cycle de débat-conférences. Donc, notre engagement était au début culturel. Et puis j'ai été nommé au comité central de la SIA.
J'y étais malheureux. C'était un regroupement de lobbyistes.
La FAS, c'est autre chose. Nous y sommes entrés parce que nous pensions que c'était important d'y être. Et puis, j'ai été nommé président. Pendant ma présidence nous avons essayé de renforcer la visibilité publique de l'architecture. Le rôle politique de l'architecte, ce n'est plus d'être dans un parti politique. Au contraire, il faut se battre contre cette inclusion par la politique.

I. L.: Notre rôle politique comme architecte est de défendre l'architecture sur la place publique et d'en parler, d'être présent dans les médias, auprès des politiques, de prendre notre rôle de conseiller au sérieux.

L. S.: Le combat pour l'architecture se fait donc moins par l'architecture qu'au niveau politique, légal, économique, institutionnel ?

P. D.: Notre rôle est de conseiller les hommes et femmes politiques, mais pas de faire de la politique.

I. L.: Pendant longtemps, j'ai refusé de participer aux jurys de ces multiples prix, - acier, béton, développement durable - qui s'inventent tous les jours. Pourtant, je me suis rendu compte, qu'il fallait y aller, pour faire valoir la qualité. Il y a donc un aspect politique, qu'il faut prendre en compte.

L. S.: Quelle forme prend l'engagement au sein de l'université ?

I. L.: Le premier c'est l'enseignement. Enseigner, c'est verbaliser le projet d'architecture. Enseigner est un dialogue en soi il autorise une distance, en partie autocritique par rapport à la pratique. Le deuxième, c'est la recherche. Mettre ensemble des hypothèses théoriques extraites de projets d'architecture. Le thème que Patrick et moi avons développé à Harvard Natural and Urban, Green and Grey
par exemple, réfléchit à la question du naturel dans l'architecture urbaine. L'engagement à l'université c'est aussi accepter et promouvoir des missions institutionnelles ponctuelles. Mais pour cela, malheureusement, je pense que je ne suis pas toujours une bonne diplomate. Je trouve nos structures académiques lourdes, très lourdes, trop lourdes, et pas assez innovantes.

L. S.:Comment peut-on contrer la spécialisation du métier d'architecte à travers l'enseignement ?

I. L.: A l'EPFL - et c'est ce que j'ai soutenu comme directrice - nous tentons d'intégrer le projet dans toutes les disciplines. Il n'y a plus de discipline cloisonnée : théorie, histoire, construction, art. Cela signifie que, d'un côté, le projet devient un instrument de recherche, et de l'autre, que les disciplines annexes participent au projet architectural.

Cette relation étroite entres les disciplines est menacée dans beaucoup d'universités et par là même, la spécificité de l'architecte et de ses compétences : la science de l'espace. Mes collègues scientifiques le comprennent très bien. Au sein de la faculté d'architecture par contre, c'est très contesté. Pourtant, cela permet au projet d'être vraiment au centre de toutes les questions.

P. D.: Cela veut dire qu'un architecte est capable de se confronter à des problématiques complexes, de les analyser et puis d'en faire de l'architecture. Cela ne veut pas dire qu'ils seront de bons managers, mais ils seront par contre de bons intellectuels avec une vision générale de la discipline.

I. L.: C'est pourquoi à Lausanne nous avons établi trois filières dans notre école doctorale : la filière théorie/histoire, la filière société/territoire, et une troisième filière, le projet complexe. Cette filière s'inscrit dans une tradition développée dans les travaux entre théorie et pratique de Venturi ou Koolhaas.

L. S.: Une des revendications de votre génération pour retrouver cette position de l'architecte, est de vouloir une autonomie de la discipline avec son propre corpus de règles. Qu'est-ce que cela veut dire ?

P. D.: Nous croyons à l'idée qu'il existe une discipline et qu'elle a des constantes et ses propres règles. Elle s'exprime dans le travail quotidien à la table, avec les collaborateurs. C'est une forme de pragmatisme. Le danger est ici l'absence de remise en question. La question de l'innovation, de la distinction, c'est quelque chose de complètement différent. On revient à la question de l'adéquation de chaque projet avec une constellation d'exigences diverses. Cela exige une autre forme de pragmatisme : un nouveau mandat nous confronte à une série de questions complètement ouvertes et, à ce moment-là, on remet en question tout ce que l'on a pu imaginer jusqu'à présent. L'innovation découle des questions qui nous sont posées, ou qu'on se pose à travers les projets et non pas pour se démarquer.

I. L.: Nous ne sommes pas particulièrement intéressés à remettre en question le programme. Ce qui est difficile, et fatiguant aussi en architecture, c'est le travail sur les conditions concrètes du bâtiment. Les possibilités de questionnement y sont limitées, puisqu'il s'agit toujours de mêmes conditions typiques : structure, plans, portées, volume. Ce sont des questions qui sont étonnement peu présentes dans la discussion contemporaine.

L. S.: Et quels seraient les instruments de l'architecte lorsque les questions posées sont fondamentalement nouvelles ?

P. D.: Le musée imaginaire des connaissances englobe techniques, sites, architectures, etc. Et l'oeuvre architecturale aspire à devenir une oeuvre artistique, qui émeut, évoque. Qui entre en dialogue avec le musée imaginaire existant.

L. S.: Et en quoi consisterait alors l'autonomie de la discipline ?

I. L.: L'architecte met en forme.

P. D.: Avec les outils de sa discipline, l'architecture.

I. L.: C'est cette voie qui nous intéresse.

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