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Simon Würsten Cette année, pour le catalogue des Swiss Art Awards, nous avons décidé d'étudier le thème des artistic geopolitics. Plus précisément, nous voulons nous pencher sur deux cas spécifiques de mobilité artistique d'un point de vue suisse : d'une part les artistes suisses vivant et travaillant à l'étranger et d'autre part des artistes d'origine étrangère s'étant établis en Suisse. Depuis longtemps déjà, la mobilité est un élément clé d'une carrière artistique. L'histoire des Prix suisses d'arts est elle-même étroitement liée à la mobilité. Ces prix ont été décernés pour la première fois en 1899 en qualité de bourses servant à financer un séjour à l'étranger à l'occasion duquel les artistes suisses pouvaient se perfectionner et ainsi améliorer la qualité générale de la production artistique en Suisse. De plus, l'historien de l'art Paul Nizon notait en 1970 dans Diskurs in der Enge (Discours de l'étroitesse) - dont nous publions un extrait dans ce catalogue - qu'il était même nécessaire pour les artistes suisses de séjourner à l'étranger si ceux-ci visaient le succès. De nos jours, et dans des conditions radicalement différentes, la mobilité continue de jouer un rôle essentiel dans la carrière des jeunes artistes. Dans l'intention de créer un dialogue transgénérationnel et d'ouvrir de nouvelles perspectives à travers ce catalogue, nous avons invité deux artistes à partager leur propre expérience des artistic geopolitics.

Léa Fluck Claudia et Garrett, vous êtes tous deux artistes et vous vivez tous deux à l'étranger. Vous avez pourtant suivi des parcours opposés. Claudia, tu es partie de Suisse vers l'étranger. Tu es née en 1983 à Lausanne et as étudié à l'École cantonale d'art de Lausanne (ECAL) ainsi qu'à la Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP). Tu vis à Berlin depuis six ans. Garrett, tu as quitté les États-Unis pour la Suisse. Tu es né en 1982 à Bloomington, Indiana, as étudié à Londres puis Berne et vis désormais à Bâle. Quelles raisons vous ont poussés à quitter votre pays natal ?

Claudia Comte Juste après l'école d'art à Lausanne, j'ai eu la chance de faire une résidence de six mois à la Cité des Arts de Paris. Ça a été ma première grosse expérience en tant que jeune artiste, durant laquelle j'ai pu visiter de nombreux musées et galeries, rencontrer des gens et montrer mon travail à un nouveau public. J'ai ensuite fait une résidence à l'Istituto Svizzero de Rome, puis à Johannesburg avec Pro Helvetia. J'ai aussi passé deux mois à Los Angeles pour une exposition. D'emblée, j'étais attirée par le fait de voyager. En ce qui concerne Berlin, j'avais été invitée en 2009 pour une exposition à l'espace d'art Zwanzigquadratmeter et j'y ai passé deux mois en résidence. Je suis complètement tombée amoureuse de la ville qui m'a paru un endroit incroyable pour vivre et travailler. Tout s'est passé très naturellement et j'y ai déménagé aussitôt que j'ai terminé ma formation à la HEP. J'ai choisi Berlin pour des raisons très simples : une scène internationale, des ateliers abordables, une certaine liberté... Pas forcément une liberté dans la création, puisque je suis capable de créer n'importe où, de la même manière que je me sens bien partout. Néanmoins, Berlin est une ville très dynamique et très pratique, tout en n'étant pas aussi stressante que New York, par exemple.

Garrett Nelson Je suis venu en Suisse parce que je suis tombé amoureux d'un Suisse. Les principaux motifs que j'ai pu découvrir à un quelconque déménagement sont soit l'amour, soit le travail. Plus jeune, j'ai cependant aussi beaucoup bougé. Je suis originaire d'Indiana, mais j'ai déménagé à Londres avec ma famille. J'avais donc déjà cette idée très flexible de l'endroit où je pouvais vivre. J'avais probablement dix-sept ou dix-huit ans la première fois que je suis venu seul en Suisse. À l'époque, j'habitais toujours à Londres, mais j'étais amoureux et je venais souvent à Zurich avec easyJet. J'ai définitivement déménagé en Suisse à l'âge de 24 ans, en 2006. J'ai déménagé d'une part pour cette relation amoureuse, et d'autre part parce que je savais que je voulais faire mon Master en Suisse. Après mes études, je suis resté parce que j'avais le sentiment que ma vie était ici, et également parce que ce n'est pas un lieu où il est facile de s'installer. Il y avait en moi cette sorte de fierté ou d'obstination qui disait : « Désolé la Suisse, mais je vais rester ! » tout en retroussant mes manches et en tapant du poing sur la table (rires). La Suisse est un défi, même artistiquement parlant, tout en ayant un vaste réseau de soutien, de résidences et de financement. Tout ce système, cependant, est parfois difficile d'accès pour un outsider. L'accès est souvent rendu possible par les écoles : il y a une sorte de « parcours suisse » dont il faut être conscient afin de ne pas être mis de côté et de rater des opportunités.

SW Claudia, il y a ce mythe très site-specific à propos de ton travail, comme par exemple le fait que tu aurais sculpté ta première oeuvre en bois dans la forêt à côté de ta maison d'enfance...

CC Je travaille en fait toujours à cet endroit à chaque fois que j'ai une grosse sculpture à la tronçonneuse à faire ! C'est un endroit à côté de chez mes parents dans la forêt. C'est aussi l'endroit où je stocke mon bois. C'est un endroit qui compte beaucoup pour moi, en tant que lieu de travail, mais aussi émotionnellement.

SW Qu'en est-il de ton travail, Garrett ? Dirais-tu en comparaison qu'il est plus flottant, « apatride » en un sens ?

GN Il a une sorte de forme rhizomatique décentralisée. Il se trouve au milieu d'un réseau de personnes qui sont réparties dans le monde entier. Il y a beaucoup de personnes en Suisse qui sont très importantes pour moi, pour mon travail et des collaborations. Même si je voyage beaucoup et suis assez peu à Bâle, je reviens très souvent pour voir ces gens. D'ailleurs, quand je suis en Suisse, ce n'est jamais limité à une ville, c'est à la fois Bâle, Zurich, Berne... Lorsque je suis ici pour deux semaines, je passe mon temps à voyager à travers la Suisse, à rencontrer des gens et à me connecter. Je dirais donc que mon travail n'est pas aussi géographiquement centralisé que celui de Claudia peut le sembler. Pour quelqu'un venant de l'étranger, la Suisse semble très petite. C'est en fait presque comme un seul lieu pour moi. À l'époque, je vivais à Zurich et travaillais à Berne, tout en ayant mon atelier à Bâle. C'est ce que j'appelais le « Triangle des Bermudes », car je voyageais le matin de Zurich à Berne, puis de Berne à Bâle l'après-midi, avant de rentrer à Zurich le soir. Une ville n'est pas suffisante en Suisse.

SW C'est d'ailleurs ce que Paul Nizon dit dans son Diskurs in der Enge : il n'y a pas de ville suffisamment grande en Suisse pour devenir un centre artistique. La Suisse prise comme un tout, peut-être, mais pas une seule ville. Selon lui, c'était précisément une des raisons pour lesquelles les artistes suisses devaient émigrer.

CC Il n'y a pas un seul modèle pour les artistes. Tout dépend de ce que l'on veut faire. Je pense qu'il est parfaitement possible de rester en Suisse pour certains artistes suisses. Le défi, c'est de nouer des liens. Tant qu'un artiste voyage et rencontre des gens, il est tout à fait envisageable de résider en Suisse. L'important, c'est d'être prêt à aller n'importe où, n'importe quand, et de faire ce qui semble bien pour sa propre pratique.

GN Je suis d'accord. Mon travail se trouve où je me trouve. Il s'agit essentiellement de l'endroit où je décide d'être à
un moment spécifique. C'est aussi lié au destin : où qu'il faille aller, il faut y aller. C'est une condition de l'art contemporain aujourd'hui.

SW Garett, depuis peu tu vis également la moitié de l'année à Mexico. Est-ce lié à un besoin de passer tu temps ailleurs, de te confronter à de nouveaux lieux et de nouvelles scènes ? Pour paraphraser Paul Nizon, dirais-tu que la Suisse est devenue trop « étroite » pour toi ? Et Claudia, en tant que personne Suisse, comment te positionnes-tu à ce sujet ?

CC La Suisse est certes petite, mais la scène de l'art contemporain est très dynamique. J'ai déménagé à Berlin et il m'a fallu du temps pour créer l'atmosphère de travail parfaite. Ça m'a couté beaucoup de temps, d'effort et d'argent pour aménager mon atelier idéal. Si je devais retourner en Suisse, je devrais tout recommencer de zéro. J'ai mon grand atelier à Berlin, avec mes assistants. C'est ma base. Cependant, comme Garrett l'a dit, tout est constamment en mouvement, et moi aussi. J'ai besoin d'un endroit où créer mes peintures et mes sculptures, mais je travaille aussi souvent en lien avec le lieu où j'expose. En fin de compte, je passe à peine 40% de mon temps à Berlin et je suis sur la route le reste du temps, à faire des expositions et à rencontrer des gens. Pour des artistes qui cherchent à construire une carrière, on ne devrait pas parler de lieu de résidence, mais plutôt de « base ».

GN J'ai l'impression d'avoir une multiplicité de bases. Le Mexique m'intéresse particulièrement, car il a rejeté à la fois les identités européenne et américaine qui sont les miennes. Il a renversé la domination européenne au 19eme siècle et continue à avoir une relation calamiteuse avec la puissance colonisatrice des États-Unis. Tout est donc aussi lié au fait qu'il est possible d'avoir de multiples identi­tés. Je peux être Suisse, je peux être Américain, mais je suis aussi Canadien et je passe une partie de mon temps au Mexique. Il y a une multiplicité d'identités et peut-être aussi une multiplicité de bases qu'il est possible d'avoir. La Suisse est déjà imprégnée de cette idée en ceci qu'elle est une nation qui combine plusieurs langues et cultures. D'une certaine manière, la Suisse comprend cela mieux que quiconque.

CC Exactement ! Et elle permet ainsi de vivre de cette façon. La Suisse légitime les artistes et les encourage à
se déplacer. J'évoquais ce lieu dans la forêt en Suisse, qui est comme un deuxième atelier pour moi, mais je voyage aussi constamment avec ma tronçonneuse, à la recherche de nouveaux bois et lieux. J'ai d'ailleurs de nombreuses anecdotes à raconter à propos de tronçonneuses et d'aéroports ! On est tout le temps en déplacement. Prendre un avion, c'est presque comme prendre le bus. Je vais à New York uniquement pour un dîner ! C'est complètement fou de penser comme ça, mais c'est ainsi, c'est une condition de
la vie d'artiste.

SW Vous semblez tous deux être constamment en mouvement, et même plus que les précédentes générations d'artistes. La mobilité semble augmenter, sinon dans la durée, du moins en fréquence et intensité. Dans son texte de 1970, Nizon explique : « Les médias de masse ont en grande partie aboli les distances géographiques et rendu les voyages superflus. Aussitôt après leur apparition, les nouveaux mouvements explosent partout dans le monde. Ils deviennent des styles mondiaux. » Diriez-vous que
cette affirmation est erronée, ou s'agit-il plutôt d'un changement radical de paradigme ?

GN S'il entend la mobilité en termes de bourses et de résidences d'artistes, je tendrais à dire qu'il a raison. Je pense qu'il est effectivement moins nécessaire qu'avant pour les artistes de participer à des programmes de
résidences, dans la mesure où nous sommes généralement déjà beaucoup plus mobiles qu'avant. Les compagnies low-cost et l'économie de partage ont rendu les choses plus faciles. Quant à la mobilité en tant que telle, la Suisse n'est certes pas isolée, mais elle n'en demeure pas moins petite. Ça n'a pas changé : la Suisse a toujours une frontière, elle reste cloisonnée et rend nécessaire qu'on dépasse
son territoire.

CC Pourtant, de nombreuses personnes viennent ici pour des évènements comme Art Basel.

GN J'imagine que plus les gens viennent en Suisse, plus il devient nécessaire pour les artistes suisses de quitter
le pays, parce que l'on se lie à des personnes qui se déplacent autour du monde. S'ils viennent à nous, pourquoi
ne devrions-nous pas aller à eux ? et c'est ce que l'on fait... C'est bien de ça qu'il s'agit : je rencontre les mêmes personnes à New York, Bâle ou Paris.

SW L'effet de la globalisation et des médias de masse serait donc, peut-être en contraste avec l'affirmation
de Nizon, non pas que la mobilité devient superflue, mais plutôt un phénomène de mouvement constant qui se substituerait aux déplacements à long terme.

CC Tout dépend aussi d'où l'on se situe dans sa propre carrière. Les jeunes artistes ont cette sorte de besoin
de bouger et de construire un réseau. À un moment donné, même s'il faut toujours voyager pour des expositions,
il devient moins nécessaire de rencontrer de nouvelles personnes.

LF Claudia, te décrirais-tu comme une personne nationaliste, dans le sens étymologique du terme ?

CC Non. Et même « patriote » est un terme trop fort pour moi. J'aime la Suisse, mais je me considère avant tout comme un être humain et une Européenne. Je m'identifie plus à une culture continentale qu'à l'étroitesse d'un seul pays. J'aime tout ce qui est lié à la culture suisse, comme
la folie des festivals et des carnavals. C'est merveilleux, mais j'aime aussi être ouverte et je ne dirais jamais à qui que
ce soit que la Suisse est meilleure qu'un quelconque autre pays.

GN Je suis d'accord. J'aime la Suisse, tout en la détestant aussi parfois. Je ne suis pas frustré par cette situation,
car ce n'est que parce que je l'aime que je peux la détester. C'est à travers l'amour, compris dans le sens philosophique du terme, qu'il est possible de comprendre le monde de manière différentielle. Je suis en quelque sorte fier d'être Suisse, car c'est quelque chose que j'ai choisi, et la Suisse m'a choisi en retour - à travers la langue et les personnes avec lesquelles je me suis retrouvé. C'est compliqué, parce que nous avons dû nous choisir mutuellement. Il faut en être fier, car cela fait partie de l'identité, quand bien même cela ne se limite pas à ça puisque mes identités sont multiples. Mais c'est un heureux hasard. C'est génial, car la Suisse est vraiment d'un grand soutien. De nombreuses choses n'auraient pas été possibles sans le soutien de la Suisse.

SW Où vous voyez-vous dans le futur ?

CC J'adorerais revenir à la campagne. À long terme, je ne peux m'imaginer qu'en Suisse. C'est un pays tellement stable. Ce serait merveilleux d'installer un nouvel espace à la campagne, quelque part en Suisse. Je rêve d'une grande maison et d'un immense atelier (rires). La Suisse est un environnement familier. Je pourrais aller en Italie, c'est un pays magnifique, ou alors en Nouvelle-Zélande. Ça a l'air incroyable. J'étais à Zanzibar l'année passée et je me suis aussi dit que je pourrais y vivre. Mais je pense vraiment qu'il serait génial de rentrer à un moment ou à un autre.

GN D'une certaine manière, je continue à m'en aller. Je ne suis pas complètement parti, donc je ne peux pas encore revenir. Mais à chaque fois que je viens en Suisse, je me sens comme à la maison, donc je serai ici. Je reste dans le coin. D'ailleurs, je n'aime pas vraiment dire que je ne suis pas ici, parce que je suis de toute manière au moins virtuellement ici, même si je ne m'y trouve pas physiquement. J'ai mon joli Schrebergarten ici - mon jardin familial - sur le Zürichberg (rires), et quelqu'un s'en occupe jusqu'à mon retour. Donc en quelque sorte je suis ici, mais pas vraiment.

Interview réalisée à Zurich le 29 août 2016.
Version complète disponible sur www.swissartawards.ch

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